Sauf exception, chaque année voit naître un jeu vidéo relativement marquant, mais rares sont ceux ayant à ce point bouleversé le monde vidéo-ludique de manière aussi unanime. L’histoire de ce jeune média est jalonnée de moments forts, de créations qui ont changé le visage de l’industrie, parfois à tout jamais. Ces révolutions sont importantes, car ce sont elles qui écrivent l’histoire et elles se doivent d’être célébrées comme telles. À l’image des autres médiums comme le cinéma ou la littérature, toutes les créations ne sont pas d’une importance égale, n’ont pas le même mérite et toutes ne passerons pas à la postérité. Pour retrouver l’équivalent d’un tel séisme, il faut revenir en arrière, probablement à l’époque de la sortie de « Ocarina of Time », en 1998, sur Nintendo 64. Pour rappel, ce dernier inventa la mécanique de verrouillage des ennemis sans laquelle les Souls et nombre d’autres jeux seraient injouables aujourd’hui. Entendons-nous bien. Quand on parle de l’impact de « Breath of the Wild », nous nous plaçons systématiquement du côté des professionnels de l’industrie vidéo-ludique, des développeurs et créatifs issus de studios du monde entier, car personne n’est mieux placé quand il s’agit de parler de création de jeu et de ce qui impacte leur vie et donc l’industrie dans son ensemble.
Dans les faits, « Breath of the Wild » est une double révolution. Le jeu s’inscrit dans une logique de retour aux sources, aux fondamentaux de l’opus originel de 1986 tout droit sorti de l’imaginaire de Shigeru Miyamoto. Ce faisant, le jeu s’est évertué à briser les conventions de la franchise qui se répétaient depuis « Ocarina of Time » et dont l’essoufflement était devenu palpable. En brisant ses propres conventions, l’équipe créative a fait volé en éclats ce que l’on prenait pour acquis en matière de création de jeu en monde ouvert, révélant à la face du monde qu’un autre chemin était possible, qui allait replacer le joueur et le voyage au centre de l’équation.
Peut-être que Zelda a juste toujours rêvé
The Great Review, pour le journal Le Monde
d’être « Breath of the Wild ».
Le retour à l’origine
Dans le premier jeu « The Legend of Zelda » sur la console NES, les joueurs exploraient le monde librement et à leur rythme. Nous avons décidé de faire un jeu en monde ouvert cette fois-ci, car nous trouvions intéressant le fait de moderniser ce jeu.
Hidemaro Fujibayashi, réalisateur
[…] « Breath of the Wild » ressemble beaucoup au tout premier Zelda, un jeu qui vous laissait aussi une liberté totale dans vos mouvements et déplacements […]
Eiji Aonuma, producteur
L’histoire est désormais connue de tous. L’opus fondateur « The Legend of Zelda » est sorti tout droit de l’imaginaire de Shigeru Miyamoto, qui puise son inspiration dans son enfance passée aux abords de Kyoto. Un de ses passe-temps favoris, lorsqu’il était encore un jeune garçon, était de partir à l’aventure, se promener dans toutes sortes d’endroits inconnus et merveilleux, à l’aura de mystère, tels que des champs, des forêts et aussi parfois des grottes. C’est ce sentiment d’exploration sans limite qui allait se retrouver au cœur, bien des années plus tard, de « The Legend of Zelda ». Avec ce jeu, Miyamoto a souhaité approfondir encore plus l’idée d’un « monde » de jeu, en offrant aux joueurs un « jardin miniature qu’ils peuvent ranger dans leur tiroir ». Quant aux donjons emblématiques que l’on découvre aux quatre coins du royaume, c’est le souvenir d’avoir été perdu au milieu du labyrinthe de portes coulissantes dans la maison familiale de Sonobe qu’il a voulu recréé.
Quand j’étais enfant, je faisais de la randonnée et j’ai trouvé un lac. Ce fut une véritable surprise pour moi de tomber dessus. Lorsque j’ai parcouru le pays sans carte, en essayant de trouver mon chemin, en tombant sur des choses étonnantes au fur et à mesure, j’ai réalisé ce que ça faisait de se lancer dans une aventure comme celle-ci.
Shigeru Miyamoto
Takashi Tezuka écrivit l’histoire de « The Legend of Zelda » et en fit un conte de fées inspiré d’œuvres célèbres telles que « Le Seigneur des Anneaux » de J. R. R. Tolkien. Le héros Link a été ainsi nommé en partie pour connecter les joueurs dans ce monde interactif, comme une sorte d’ardoise vierge représentant leur individualité. Il est conçu par Miyamoto comme un motif de passage à l’âge adulte auquel chacun puisse s’identifier, voyageant comme un garçon ordinaire renforcé par les épreuves se présentant à lui, pour triompher de grands défis et affronter le mal. Le nom de la princesse titulaire vient de Zelda Fitzgerald.
Zelda était l’épouse du célèbre romancier F. Scott Fitzgerald. Elle était une femme célèbre et belle à tous points de vue, et j’aimais le son de son nom. J’ai donc pris la liberté de l’utiliser pour la toute première fois.
Shigeru Miyamoto
Koji Kondo a composé les cinq morceaux musicaux du jeu. Il avait prévu d’utiliser le Boléro de Maurice Ravel comme thème principal, mais fut contraint de le modifier à la fin du cycle de développement après avoir appris que les droits d’auteur de la pièce orchestrale n’avaient pas encore expiré. En conséquence, Kondo a écrit un nouvel arrangement du thème du monde extérieur en une journée, qui est devenu le motif emblématique résonnant dans tous les opus qui s’ensuivirent.
Le légendaire compositeur et directeur sonore de Nintendo, Koji Kondo, a été intronisé au DICE Hall of Fame lors de la 27e cérémonie annuelle des DICE Awards. Ce titre honorifique est décerné chaque année par l’Académie des Arts et des Sciences Interactives aux créateurs qui ont joué un rôle déterminant dans le développement de jeux très influents et dans l’avancement d’un genre particulier. Ces personnes font preuve du plus haut niveau de créativité et d’innovation, ce qui se traduit par une influence significative sur les produits à une échelle qui élargit la portée de l’industrie.
Site officiel
Avec « Breath of the Wild », l’intention de l’équipe créative, avec à sa tête le réalisateur Hidemaro Fujibayashi, a été de retrouver ce qui fait l’essence de « The Legend of Zelda », c’est à dire la possibilité pour le joueur de vivre sa propre aventure, son propre voyage, en lui permettant de se rendre librement où il le souhaite quand il le souhaite, aussi loin que porte son regard. Dans l’opus originel de 1986, cette liberté était représentée par les quatre points cardinaux, chacun correspondant à un côté de l’écran (en haut, en bas, à gauche et à droite), et la frontière du regard s’arrêtait donc à un des bords de l’écran. Il était donc impossible de savoir par avance ce qui nous en attendait au suivant, quelles surprises et dangers nous y guettaient dans l’ombre.
Dans le monde ouvert de « Breath of the Wild », cette frontière est désormais reportée à l’horizon, jusqu’où porte le regard humain de la perspective du personnage de Link. Contrairement à l’intégralité des jeux en monde ouvert sortis jusqu’à alors, il est réellement possible de se rendre sur tout ce que l’on voit, y compris la plus haute montagne. Cette liberté totale dans le gameplay, l’interactivité avec l’environnement et l’approche du monde ouvert, a fait voler en éclats ce que nous pensions acquis en terme de création de jeu. Pourtant, ceci ne constitue pas encore la seconde révolution que nous allons aborder en détail. C’en est l’heureuse conséquence mais aucunement la cause.
Un jeu où l’utilisateur peut réfléchir par lui-même, décider où il veut aller et ce qu’il veut faire, ressentir l’excitation de l’aventure ? Je me suis dit « Peut-être que ce dont j’ai besoin pour créer un tel jeu est de revenir en arrière, de renouer avec l’essence. »
Hidemaro Fujibayashi, réalisateur
En retrouvant l’essence perdue du jeu fondateur de 1986, c’est une révolution à 360 degrés qui s’est opérée, avec un seul et unique mot d’ordre : « briser les conventions ».
Briser les conventions
De tout temps, ce sont les contraintes techniques imposées par la technologie hardware des consoles de jeux vidéo qui ont donné le la de la création. C’est de l’art et la manière de contourner ces limitations que naît la créativité, issue du cerveau en ébullition des concepteurs de jeux. Les Zelda 3D n’y ont jamais fait exception. S’ils se sont présentés d’une certaine manière à nous, les joueurs, ceci n’était pas uniquement la résultante de choix créatifs parmi une kyrielle d’autres, mais c’était aussi le fruit d’arbitrages relatifs à ce qu’il était possible (et impossible) de réaliser avec les contraintes induites par un hardware donné, à savoir la console de jeu pour laquelle il est développé.
Le leitmotiv : « Briser les conventions de la série Zelda » nous a beaucoup aidés pour la création de ce jeu. Dans les jeux Zelda en 2D et en 3D par exemple, les mondes étaient constitués de petites zones reliées entre elles. Mais ces jeux avaient été conçus de la sorte tout simplement en raison des limitations techniques de l’époque. En nous penchant sur cette convention, il s’est avéré que nous pouvions désormais créer un monde ouvert sans avoir à relier des zones entre elles comme auparavant. Nous avons donc brisé cette convention classique de Zelda.
Takuhiro Dohta, directeur technique
J’avais déjà cette idée de monde ouvert en tête en travaillant sur « The Legend of Zelda: The Wind Waker ». Et elle a pris la forme d’un vaste océan que les joueurs parcouraient pour se rendre d’île en île. Vous pouviez choisir une destination lointaine et la rejoindre, ce qui en faisait déjà un environnement « ouvert » en quelque sorte. Mais en raison des limites matérielles, le nombre d’îles est resté restreint. Je voulais créer un monde gigantesque que les joueurs puissent arpenter librement. Malheureusement, il n’y avait pas assez de main d’oeuvre, et comme ce genre de projet prend du temps, nous n’avons pas pu le faire. Mais cette fois, ça a été possible, car nous avions une grande équipe et que beaucoup de gens ont œuvré pour que ça se concrétise.
Eiji Aonuma, producteur
Briser la première et principale convention des Zelda 3D depuis « Ocarina of Time », à savoir de petites zones reliées entre elles par un écran de chargement, a de manière ironique permit de renouer avec l’essence du « The Legend of Zelda » originel, essence qui s’était perdue depuis le passage en trois dimensions. Cette nouvelle approche du game design a également amené à repenser certaines mécaniques telles que la récupération des cœurs, donc de la vie de Link. Dans « Breath of the Wild », il n’est plus question de donner ces cœurs gratuitement en coupant l’herbe à l’aide de son épée. Ici, il va falloir chasser la faune locale, et cuisiner la viande mélangée à tout un tas d’autres ingrédients pour préparer de bons petits plats à travers la découverte de centaines de recettes de cuisine. Cette découverte passe par l’expérimentation, avec la possibilité d’aboutir à quelque chose d’innommable, mais ceci reste rare si l’on fait preuve d’un petit peu de bon sens culinaire.
Les plats procurent différents effets bénéfiques comme la protection contre le froid, la chaleur, l’amélioration de la jauge d’endurance, l’augmentation du nombre maximal de cœurs, etc. Il est donc vivement recommandé de cuisiner dès que cela est possible et de toujours avoir sur soi un certain nombre de plats lorsque l’on s’apprête à partir en expédition dans les vastes régions du royaume d’Hyrule. L’appel de l’aventure implique une bonne préparation, la clé si l’on veut survivre en territoire hostile et inexploré.
Comme vous pouvez déjà commencer à l’entrevoir, l’interactivité dans « Breath of the Wild » prend une toute nouvelle dimension. Jusqu’ici cantonnée à des jeux dits passifs, où le joueur évolue dans quelque chose de préétabli et où rien n’est laissé au hasard par les développeurs, ce nouvel opus fait entrer la franchise dans le jeu dit « actif ». Alors, qu’est-ce qu’un jeu actif ?
Du jeu dit passif au jeu actif
La première approche a été de supprimer les murs invisibles en les transformant et en permettant à l’utilisateur de les escalader. En transformant les murs qui servaient à représenter les limites en un autre chemin optionnel, c’est comme si tout le paysage qui s’étend devant l’utilisateur s’ouvrait en lui demandant « Alors, quel chemin vas-tu emprunter ? ».
Ainsi donc, naturellement, après avoir grimpé au sommet d’une haute montagne et regardé en contrebas, il ne vous reste véritablement plus qu’une chose à faire… Sauter !
En introduisant une action par laquelle vous pouvez glisser dans les airs à l’aide d’un objet, une fois que vous avez grimpé, vous pouvez voler où vous le souhaitez. J’ai senti que c’était l’ingrédient crucial qui élargirait le sentiment de liberté de ce nouveau Zelda.
Hidemaro Fujibayashi, réalisateur
Après avoir été le témoin qu’une simple multiplication de l’action du joueur avec le terrain pouvait créer une infinie possibilité de gameplay en un seul mouvement, le réalisateur Fujibayashi est arrivé à la conclusion que ce concept de gameplay multiplicatif était la réponse qu’il cherchait.
De nombreuses énigmes trouvées dans les précédents jeux Zelda sont basées sur des éléments tels que des phénomènes naturels ou de simples faits scientifiques qui ne nécessitent pas beaucoup de connaissances préalables. Mais avec la façon dont ont été construits les jeux jusqu’à présent, chacun de ces éléments était utilisé individuellement comme indices ou astuces pour résoudre ces énigmes.
Il n’est pas exagéré de dire que les objets qui composent chacun de ces puzzles ont été spécifiquement conçus pour ces puzzles. Ceci, bien sûr, permet d’affiner et de peaufiner l’expérience de jeu mais malheureusement, cela demande beaucoup de ressources et cette méthode de développement par addition n’allait pas fonctionner dans le cas de « Breath of the Wild ». C’est ainsi que le concept de multiplication allait permettre une production en masse de ces puzzles.
Faire en sorte que les objets réagissent aux actions du joueur et que les objets eux-mêmes s’influencent mutuellement. Si nous y parvenions, j’ai pensé que nous pourrions faire un pas de plus vers la création d’un jeu actif.
Hidemaro Fujibayashi, réalisateur
Restait donc à découvrir si l’application de cette hypothèse à Zelda et la mise en œuvre de ce gameplay multiplicatif aboutiraient réellement à un jeu actif. Pour cela, Fujibayashi décida d’expérimenter de la manière la plus simple possible.
Le prototype 2D et l’apport de la physique
Le moyen le plus rapide de donner vie à cette idée fut de la recréer en 2D.
Comme vous pouvez le voir, il s’agit d’un Zelda 2D. Mais nous utilisons cela comme un moyen d’expérimenter les mécanismes dont je parlais plus tôt. On pourrait donc dire qu’il s’agit d’un prototype légitime de « Breath of the Wild ».
Hidemaro Fujibayashi, réalisateur
Ce prototype ne comprend aucun puzzle. Tout ce qu’il fait est de proposer une situation impliquant une rivière et quelques arbres, puis l’utilisateur doit être en mesure de penser par lui-même pour créer un chemin à suivre. Dans cette configuration simple, il n’y avait qu’une seule règle. Il y a une situation et un objectif. Pouvez-vous l’atteindre ?
Lorsque le joueur effectue des actions, les objets, paysages, éléments qui réagissent de manières différentes se multiplient ensemble en utilisant cette règle simple et un jeu actif est ainsi créé, où d’innombrables événements se produisent pour lesquels l’utilisateur peut librement créer des solutions. Grâce à cette expérimentation simple et primitive, ils ont pu déterminer ce qu’il fallait changer et ne pas changer pour compléter la conception de base du jeu.
Maintenant, explorons en profondeur de quoi est fait ce fameux gameplay multiplicatif, qui est au cœur de la révolution que nous évoquions en préambule, et pourquoi cette invention des équipes de Nintendo a choqué l’ensemble des développeurs de jeu vidéo de par le monde, faisant de « Breath of the Wild » un des jeux les plus étudiés, disséqués par leurs pairs, ainsi qu’une date ayant marqué d’une pierre blanche l’histoire du game design.
Une question de physique et de chimie
Ne vous inquiétez pas, ce ne sera pas un cours académique.
Takuhiro Dohta, directeur technique
Dans cette optique assumée de briser les conventions, le directeur technique Takuhiro Dohta a lui aussi pris du recul pour réfléchir aux éléments les plus primitifs des jeux d’action. Dans ses composants les plus élémentaires, un jeu d’action est composé de collisions, de mouvements et d’états d’objets. Considérés ensemble, la collision et le mouvement constituent ce que nous appelons la physique dans les jeux vidéo. Mais lorsqu’il s’agit de développement de jeux, vous ne voulez pas le type de physique que l’on trouve dans un manuel, mais celui qui correspond aux besoins du jeu que vous êtes en train de créer.
Et c’est ce que nous appelons la physique du jeu. Depuis l’ère de la NES, une pléthore de jeux ont enrichi notre compréhension de ces concepts de physique des jeux.
La physique du jeu pourrait aussi être appelée fausse physique ou physique du mensonge, mais pourquoi aurions-nous besoin de mentir ? Pour plusieurs raisons, à vrai dire. Pour augmenter la contrôlabilité et la réactivité, en d’autres termes pour répondre aux exigences de la conception de jeux. Ces mensonges servent aussi à optimiser la puissance de traitement et parfois même à augmenter le sentiment de réalisme. Mais aussi pour créer un sentiment de confiance entre le joueur et le jeu. Les joueurs rencontrent des événements en jeu qu’ils ont observés dans le monde réel et en viennent à croire aux règles particulières du jeu. Tout ceci constitue la base des mensonges intelligents qui sont racontés dans les jeux.
Bien entendu, la série Zelda ne fait pas exception à cela. Les titres précédents ont largement utilisé la physique pour rendre l’exécution d’actions et la résolution d’énigmes plus intuitives.
L’une des joies d’être programmeur est de décider comment s’y prendre pour raconter nos mensonges intelligents et comment exprimer au mieux les choses qui se produisent dans un monde imaginaire.
Takuhiro Dohta, directeur technique
Étant donné que ce jeu était censé se dérouler dans un monde vaste, il méritait une physique de jeu robuste qui aiderait à lui donner vie.
Des situations complexes et infinies
Créer un haut degré de liberté fut un thème important pour toute l’équipe dès les premières étapes du développement.
Par exemple, la liberté de transporter n’importe quel objet que vous aimez vers n’importe quel endroit du jeu. Si vous essayez suffisamment, vous pouvez faire rouler cette pierre depuis le début du jeu jusqu’à l’endroit où vous combattez le boss final.
Dans une simulation physique, il faut pouvoir rendre ce genre de chose possible dans un ensemble de situations complexes et infinies. Les ressources de développement associées à la création de ce type de simulation sont immenses. C’est pourquoi si l’équipe avait utilisé la même approche que pour les précédents jeux, ils se seraient essoufflés bien avant d’entrevoir le bout du tunnel. Après avoir effectué quelques tests, ils décidèrent d’utiliser Havok pour les aider à créer leur simulation physique.
La stabilité et la robustesse du moteur, sans parler de son expérience éprouvée dans l’industrie vidéo-ludique, ont fait de Havok un choix attrayant. Cela allait leur permettre de raconter tous les mensonges intelligents qu’ils voulaient.
De nouvelles actions et objets avec la physique
La plupart des actions et objets introduits dans « Breath of the Wild » reposent fortement sur la physique du jeu. Cela est dû au fait que l’équipe a pu concentrer ses efforts sur les éléments qu’ils souhaitaient le plus créer. Voyons quelques exemples.
Cinetis
Le premier d’entre eux est « Cinetis », une rune vous permettant d’arrêter les effets du temps sur des objets spécifiques. Bien qu’il puisse sembler simplement arrêté, intérieurement l’objet travaille dur pour maintenir sa stase.
La physique des jeux est à son meilleur lorsqu’elle vous permet de créer des choses comme celle-ci qui ne peuvent exister dans la réalité.
Takuhiro Dohta, directeur technique
Polaris
Vient ensuite « Polaris », une rune vous permettant de déplacer des objets métalliques à volonté. Cela ressemble au magnétisme, mais ce n’est pas le cas. Au lieu de cela, c’est quelque chose qui donne l’illusion d’être du magnétisme. Le but ici est d’éviter l’instabilité du point de vue de la programmation sans sacrifier le contrôle pour le joueur.
Escalade
En créant une contrainte dynamique entre Link et la surface qu’il gravit, nous l’y connectons. Le programmeur en charge de ce mouvement d’escalade s’est vraiment attaché à bien faire les choses et grâce à cet effort, nous avons pu faire grimper Link sur des objets en mouvement de manière satisfaisante. Et c’est Havok qui a fait pour nous le travail de résoudre la question de la contrainte.
Takuhiro Dohta, directeur technique
Abattre des arbres et gestion de l’eau
L’abattage actif d’arbres est rendu possible par une fausse forme de destruction. Au moment où l’arbre commence à tomber, il se transforme en un objet rondin. Lorsque la bûche tombe à l’eau, elle flotte. Cette capacité à flotter dans l’eau revêt une signification importante pour la conception de jeux. Lorsqu’un objet flotte dans le jeu, cela signifie que vous avez inventé un type de flottement unique mais illusoire.
Au cours de leurs diverses expériences d’essais et d’erreurs avec la physique du jeu, ils remarquèrent une chose. Si vous unifiez le monde du jeu avec un ensemble de règles physiques cohérentes, le joueur trouvera des idées pour toutes sortes de choses qu’il souhaite essayer.
Ainsi par exemple, cette dalle métallique est placée ici pour vous permettre de traverser cette rivière. Mais une fois que vous l’avez récupéré, vous pourriez avoir soudainement envie d’essayer de le laisser tomber sur un ennemi.
Une fois que vous voyez cette bûche flotter sur la rivière, il est naturel que de vouloir essayer de sauter dessus. La simple idée de descendre une rivière en rondins semble être amusante. Vous vous en souvenez peut-être du prototype 2D vu précédemment.
Et si vous pouvez escalader des objets en mouvement, quel genre de bataille se déroulera si vous trouvez un ennemi géant que vous pouvez escalader ?
Que se passera-t-il si vous escaladez un objet que vous avez préalablement chargé d’énergie grâce à la stase du pouvoir Cinetis ?
Ce serait un monde où la combinaison d’éléments simples pourrait produire des résultats complexes, où vous ressentez le plaisir d’imaginer les choses que vous voulez essayer pendant que vous jouez.
Takuhiro Dohta, directeur technique
Si les moteurs physiques existent, pourquoi n’avons-nous jamais entendu parler des moteurs chimiques ?
L’invention du moteur chimique
Comme vous le savez probablement, la série Zelda utilise depuis longtemps ce type d’événements qui se produisent dans la chimie comme éléments des jeux. Comme pour la physique, créer des énigmes avec des solutions qui font référence au fonctionnement de notre monde réel peut aider les joueurs à les résoudre instinctivement.
Nous avons donc décidé de développer un moteur chimique.
Takuhiro Dohta, directeur technique
Alors, qu’est-ce exactement que ce moteur chimique ?
Une façon de décrire un moteur physique est de le décrire comme un calculateur de mouvement basé sur des règles. En comparaison, il fut décidé que le moteur chimique serait un calculateur d’état basé sur des règles.
Comme évoqué plus tôt, les jeux d’action sont composés de l’addition entre la collision, le mouvement et le changement d’état. Ainsi, c’est le moteur chimique qui a la charge de calculer ces changements d’état des choses.
Maintenant, voyons à l’aide d’une explication simple illustrant quels types de calculs sont effectués par ce moteur chimique.
Premièrement, nous faisons référence à des choses comme le feu, l’eau et la glace, qui ne conservent pas une forme solide et constante en tant qu’éléments.
Ensuite, nous appelons matériaux les objets solides tels que les arbres, les rochers, même le personnage et les armes du joueur.
Le moteur chimique effectue ses calculs sur la base de trois règles simples.
- Règle n°1 : les éléments peuvent changer l’état des matériaux
- Règle n°2 : les éléments peuvent changer l’état des autres éléments
- Règle n°3 : les matériaux ne peuvent pas changer l’état des autres matériaux
Par exemple, dans le cas de la règle n°1, le feu va brûler les feuilles d’un arbre qui vont alors disparaître. Avec la seconde règle, le feu va s’éteindre au contact de l’eau. Pour ce qui concerne la règle n°3, un rocher ne pourra jamais modifier l’état d’un arbre.
Voici donc en un mot ce qu’est le moteur chimique. Le modèle est extrêmement simple mais permet d’exprimer toutes sortes d’événements : Link mettant le feu à l’herbe, qui plutôt que de se répandre comme attendu, est éteint par la pluie qui se met à tomber ; Link qui se retrouve congelé et figé en statue de glace durant quelques instants ; Link mettant le feu à un ennemi à l’aide d’une torche ; Link se faisant électrocuté au contact d’un courant électrique ; Link propulsant une bombe à l’aide d’une feuille korogu et du vent… Toutes ces interactions en jeu sont réalisées grâce au moteur chimique.
L’électricité et le vent font-ils partie de la chimie ? Dans un manuel, la réponse est naturellement négative, mais dans le moteur chimique du jeu, ils le sont carrément !
Hormis la dynamique des corps rigides, nous considérons que tous les phénomènes qui se produisent dans la nature relèvent de la chimie.
Takuhiro Dohta, directeur technique
Ainsi, pour les besoins du jeu, des choses comme le vent et l’électricité sont toutes considérés comme des éléments. Les traiter de cette façon apporte une méthode simplifiée pour la modélisation du monde.
Ce n’est pas que nous voulions créer un moteur qui reproduit la chimie, mais plutôt de créer un calculateur d’état pour tous ces objets connectés les uns aux autres.
Takuhiro Dohta, directeur technique
Il y a une autre raison pour laquelle ils appellent ce genre de choses la chimie. Pendant le développement, ils nommèrent ce gameplay multiplicatif qu’ils essayaient alors de créer un jeu de réactions chimiques.
Dans une situation propice, les éléments peuvent également générer de l’énergie et avoir un impact sur le monde physique. De cette manière, toutes les parties constitutives du monde qu’ils ont créé sont régies par leurs règles de physique et de chimie.
L’équipe tenait enfin le jeu qu’elle espérait créer, un jeu qui utilise la multiplication pour augmenter les choses que vous êtes capable de faire en tant que joueur.
Le miracle du gameplay multiplicatif
Le réalisateur Hidemaro Fujibayashi posait la question : « Comment pouvons-nous créer un jeu qui utilise la multiplication pour étendre le gameplay ? ». Il s’avère que la réponse à cette question était d’établir des liens, de connecter entre elles toutes les choses dans le monde.
Cela signifie que tout ce qui est utilisé dans le jeu est lié pour ainsi dire. Ces liens ne se produisent pas simplement par hasard. Ils sont conçus de manière intentionnelle pour avoir une cohérence globale et être instinctifs. Bien sûr, ils contiennent toutes sortes de mensonges intelligents que les programmeurs aiment tant raconter.
Au début, ils n’avaient aucune garantie que ce type d’approche fonctionnerait. Il a donc fallu utiliser des graphismes 2D pour créer rapidement un prototype comme preuve de concept. C’est l’image du Zelda 2D que nous avons vue plus tôt. Le prototypage 2D est pratique car il permet de réduire le jeu à un ensemble de symboles et présenter de façon claire la logique derrière une idée. Mais comme vous pouvez le constater, ce prototype est en réalité en trois dimensions et, sous le capot, se trouvent les premières versions des moteurs physiques et chimiques à l’œuvre.
Dans le monde de « Breath of the Wild », ce gameplay multiplicatif se retrouve dans l’espace entre les situations et les objectifs. Si vous parvenez à percevoir ces connexions entre les éléments du monde, le paysage qui vous entoure prend un sens nouveau et vous pose des questions. Cela devrait également vous inciter à expérimenter et à essayer toutes sortes d’idées.
Nous avons rempli chaque recoin du monde du jeu avec ces ensembles de situations et d’objectifs et bien sûr, nous avons imaginé des moyens corrects pour résoudre chacun d’eux. Mais cela ne veut pas dire que nous voulons que les joueurs recherchent et trouvent les bonnes réponses. Nous voulons plutôt qu’ils s’amusent à réfléchir et à essayer des solutions par eux-mêmes. Si réfléchir, essayer et finalement trouver des solutions ou des raccourcis inattendus est amusant, alors je pense que c’est en soi la bonne façon de jouer à ce jeu.
Takuhiro Dohta, directeur technique
Une convention brisée en créant « Breath of the Wild » était de créer un monde dans lequel le plaisir se produit par multiplication, par opposition à un monde dans lequel les éléments amusants sont simplement additionnés pour former une somme totale.
En multipliant les actions au sein de la conception du terrain de jeu et des objets placés dessus, vous créez une situation dans laquelle presque tout peut se produire. L’objectif était d’offrir une expérience de jeu plus active et plus ouverte, avec l’espoir que les joueurs prennent plaisir à trouver leurs propres solutions aux énigmes et défis du jeu.
L’histoire leur aura donné raison, car ce sont pas moins de sept années de gameplay émergent auxquelles nous avons assistés incrédules. Sept années durant lesquelles les joueurs et les joueuses du monde entier ont repoussé les limites des règles physiques et chimiques imaginées par Nintendo. Tout ceci allant jusqu’à trouver son apothéose avec Link que quelqu’un est parvenu à emmener jusque dans l’espace, en dehors de l’atmosphère terrestre du jeu.
Game Developers Conference 2017,
la masterclass de Nintendo en intégralité
Entrer dans la légende
Comme nous l’évoquions en préambule de ce dossier, « Breath of the Wild » est une double révolution. D’abord spirituelle en renouant avec l’essence de l’opus originel de 1986, et technique grâce à une physique jamais vue à l’échelle d’un monde ouvert, à un moteur chimique spécifiquement conçu par Nintendo pour ce jeu, et à l’invention du gameplay multiplicatif. Ces innovations majeures constituent une nouvelle date dans l’histoire du game design, de la création de jeu et de l’industrie vidéo-ludique. Si l’on considère la franchise « The Legend of Zelda » dans son ensemble, il s’agit de la troisième révolution qu’elle apporte à l’histoire du média Jeu Vidéo, après l’opus originel et « Ocarina of Time » chacun en leur temps.
Il peut être difficile pour les joueurs, et à fortiori le grand public, de prendre la mesure des choses sous l’angle de la création de jeu et du point de vue des professionnels de l’industrie. C’est pourquoi nous espérons que ce dossier vous aidera à mieux comprendre comment sont créés les jeux et plus particulièrement « Breath of the Wild ». Dans les faits, la technique est à mille lieues de se résumer au nombre de polygones affichés à l’écran. Il n’est à ce titre pas anodin que « Tears of the Kingdom » ait remporté le prix de la meilleure technologie lors de l’édition 2024 de la Game Developers Conference, réunissant un parterre de professionnels de l’industrie vidéo-ludique, les personnes qui créent réellement les jeux et qui sont les plus à même de parler de ce qui impacte durablement le média qu’ils contribuent à créer et à faire grandir.
Jeu de l’année 2017
La notion de GOTY pour « Game of the Year », titre de Jeu de l’année décerné annuellement, existe et est une réalité objective. Cette récompense prestigieuse est décernée non pas lors d’un show à paillettes tout à la gloire des éditeurs où voterait une petite centaine de journalistes, youtubers et particuliers rémunérés toute l’année par les éditeurs eux-même (campagnes de publicité à base de bannières, encarts, fonds de site, press kit débordant de produits dérivés, goodies, voyages en hélicoptère,…) mais lors des très respectés DICE Awards.
L’Academy of Interactive Arts and Sciences, fondée en 1996, regroupe aujourd’hui pas moins de 30,000 créateurs, développeurs et artistes issus de studios du monde entier. Chaque année, ce sont ainsi 30,000 personnes participant réellement à la création des jeux qui récompensent leurs pairs, en mettant en lumière l’innovation, les créations originales ayant impacté et marqué au fer rouge l’année écoulée.
La véritable légitimité vient de la reconnaissance par ses pairs.
Nous vous invitons également à consulter le sondage réalisé par GQ Magazine auprès d’un panel de 300 créatifs, développeurs, artistes, professionnels de l’industrie issus des studios les plus prestigieux au monde (Neil Druckmann de Naughty Dog, Rockstar Games,…). Leurs votes ont permis d’établir un top 100 des jeux ayant le plus impacté leur vie. Celui ressortant en toute première position, au panthéon du média qu’ils contribuent activement à façonner, n’est autre que « Breath of the Wild ».