En Chine, dans les années 1990, trois meurtres sont commis dans la petite ville de Banpo. Ma Zhe, le chef de la police criminelle, est chargé d’élucider l’affaire. Un sac à main abandonné au bord de la rivière et des témoignages de passants désignent plusieurs suspects. Alors que l’affaire piétine, l’inspecteur Ma est confronté à la noirceur de l’âme humaine et s’enfonce dans le doute…
L’interview qui suit est la transcription du dossier de presse (en anglais) fourni avec le blu-ray du film ainsi qu’en libre accès sur le site internet de mk2 Films. Attention, elle contient des spoilers sur l’intrigue et le dénouement de l’histoire. Avant de lire, il est recommandé de d’abord voir le film si vous avez l’intention de le découvrir.
Interview avec le réalisateur Wei Shujun
Après un récit de jeunesse semi-autobiographique (« Striding into the Wind », Sélection officielle Cannes 2020) et une comédie noire sur la fabrication d’un film (« Ripples of Life », Quinzaine des réalisateurs, 2021), « Only the River Flows » est un classique du film noir. Chacun de vos films a abordé des genres différents et des styles correspondants. Pour un jeune réalisateur, quels sont pour vous les défis et l’excitation d’une telle variété ?
En tant que jeune cinéaste, ma première pensée est de savoir ce que je peux faire et ce que je ne peux pas faire, donc trouver un projet qui m’excite et qui est également nouveau pour moi est un processus créatif logique. Réaliser « Only the River Flows » m’offre l’opportunité de développer une histoire dans le cadre d’un film de genre, sur une base littéraire : c’est définitivement différent du récit autobiographique ou de la satire de la réalisation d’un long-métrage comme mes deux films précédents essayaient de présenter. L’adaptation de la nouvelle de Yu Hua a plusieurs décors originaux : tout d’abord, l’histoire d’une série de meurtres, écrite par Yu Hua dans le style littéraire des années 80 et 90, qui porte les thèmes très présents à l’époque comme le poids excessif de l’esprit collectif pesant sur l’individu et la solitude de ce dernier face à un monde absurde. L’histoire originale montre également une certaine subversion du récit policier traditionnel : la résolution du mystère n’est pas son seul enjeu ; en outre, l’œuvre a aussi un côté plus secret, inattendu, obscur, qui a contribué à faire de la nouvelle une œuvre d’avant-garde.
Mon idée de départ était d’adapter un roman d’avant-garde et de m’essayer à un nouveau style de cinéma. Yu Hua était en avance sur son temps quand il a écrit cette nouvelle il y a 30 ans. Il y avait matière à une adaptation. J’ai une métaphore. La nouvelle de Yu Hua est une pomme, une pomme bien mûre. Je l’ai remise en terre et elle a donné un arbre. Cet arbre, c’est mon film. Un film tiré de la nouvelle. À l’écriture du scénario, j’ai respecté une certaine cohérence spatiale. Je voulais que le film enregistre les changements d’espaces et de temps. C’est très important au cinéma. En visionnant le film, j’ai constaté une chose. Jusqu’à ce que le fou apparaisse au bord de la rivière, les plans entre eux, les scènes entre elles, ont une continuité spatiale. Elles ne sont pas indépendantes. Le scénario a beaucoup plu à Zhu Yilong et nous nous sommes retrouvés autour d’une bonne fondue. Au cours du repas, nous avons plutôt parlé de nos passions respectives. Nous avons parlé de nos métiers et la décision a été prise. Il voulait essayer une nouvelle façon de jouer. Un jeu plus intérieur. Une interprétation plus subtile. C’était son défi. Je trouve qu’il a enrichi le personnage de caractéristiques intimes. Et sa grande popularité auprès de ses fans devait aider le film à sa sortie en salles.
Wei Shujun
Comment avez-vous eu ce projet ?
Le projet m’a été proposé et j’ai trouvé la nouvelle de Yu Hua très intéressante. Le fait que ce ne soit pas son roman le plus connu m’a permis de retravailler et d’élargir l’histoire, ce qui m’a donné la liberté de m’en éloigner et d’explorer de nombreuses possibilités, et c’est ce qui m’intéressait.
Quelles possibilités avez-vous vues exactement ?
L’incertitude qui pèse sur l’ensemble du récit dans la nouvelle donne au film un certain espace, lui permettant de proposer une deuxième lecture du texte. L’ambiguïté de la nouvelle peut conduire à la lire comme une fable, une réflexion énigmatique sur le destin, ou encore une représentation des relations sociales à travers la représentation de plusieurs personnages. Un autre aspect essentiel de l’œuvre originale est la période dans laquelle se déroule l’histoire.
Avez-vous été tenté de modifier l’échelle temporelle ?
Une raison simple a rendu cette modification difficile : les progrès des techniques de médecine légale risquaient de rendre cette affaire moins plausible à l’époque actuelle. De plus, déplacer la chronologie de l’histoire aurait nécessité une série de modifications qui auraient pu finalement apparaître purement décoratives. Et garder les choses inchangées signifiait aussi respecter la nature et l’esprit de l’œuvre originale. Je dois aussi dire que le but de cette histoire n’est pas nécessairement lié à son époque ; la nouvelle a conservé une résonance importante encore aujourd’hui. Enfin, j’ai aimé l’idée de filmer l’époque à laquelle je suis né et j’ai grandi, et je dois admettre qu’il y a en moi un désir croissant de comprendre cette décennie, ce qui aide aussi à comprendre ce qu’est devenue la Chine aujourd’hui.
Faire revivre une époque n’est pas une motivation suffisante en soi, et la nostalgie peut même s’avérer un piège. Je crois qu’il faut éviter la réponse émotionnelle que l’effet vintage peut susciter. Il est toujours facile de retrouver un vieux magnétophone ou de recréer les approches des enquêtes de la police de l’époque, mais capturer l’essence de cette époque est un tout autre défi. J’ai parcouru de nombreux albums photo des années 1990, où l’on peut voir que les gens d’alors étaient généralement plus simples qu’aujourd’hui. La plupart croyaient encore à une certaine suprématie collectiviste, de sorte que l’intérêt pour soi ou l’expression de sentiments individuels ne venaient pas naturellement. Dans le film, j’ai voulu mettre en lumière des individus qui, par un effort uni, constituent la masse et en ressortent pourtant.
Je regarde peu de vieux films, encore moins les films américains d’il y a 50 ans. On me dit souvent que ce film est un film noir. Comme ceux des années 70 aux USA. J’accepte qu’on me range dans cette catégorie, mais personnellement, j’ai vu très peu de ces films. C’est une vision très subjective, sans affirmation. Ceux qui ont connu les années 90 ont leur propre vision de l’époque. Je suis né en 1991. J’avais 4 ans à l’époque de l’histoire. Je ne pouvais donc pas être objectif. Je me suis basé sur des archives, ma mémoire, mon imagination et sur l’impression que me faisait cette histoire. Ce sont les années 90 de la nouvelle et non une vision absolue de cette période, celle de tout un chacun. La présence constante de Ma Zhe était la clé de la réussite. Par ailleurs, nous voulions que le public se retrouve au cœur de l’enquête et pénètre le monde intérieur de Ma Zhe, son mental. Dans notre façon de mener le récit, il y a peu de plans rapprochés ou de répliques qui révèlent un état. Ce sont les scènes qui décrivent la psychologie. C’est une autre clé de la réussite du film. À l’époque, quand on menait une enquête, on utilisait la lampe torche. C’est un détail réaliste. Quant à l’utilisation de la lumière, c’est une question de ratios d’éclairage, avec des contrastes forts. Je voulais un rendu globalement sombre. Une atmosphère de temps couvert et pluvieux.
Wei Shujun
Quelles ont été les principales modifications apportées à l’œuvre originale ?
J’ai pensé que le ton du film devait être plus réaliste et que l’intrigue devait être débarrassée de toute relation fantaisiste ou abstraite qui pourrait la rendre artificielle. Le film se concentre sur le personnage de Ma Zhe, qui est bien plus qu’un simple « œil » et c’est ce qu’il était dans la première partie de la nouvelle. Alors que Ma Zhe tue réellement le Fou dans la nouvelle, dans le film, le meurtre n’a lieu que dans son rêve.
Qu’avez-vous appris à travers l’écriture et la réalisation de ce film ?
J’ai appris à ne pas me concentrer au départ sur la métaphore mais plutôt sur les éléments visuels et sonores qui constituent le cinéma. La métaphore peut venir plus tard, surtout après que tous les éléments aient été mis en place. Plus le film est simple et direct, plus son impact sur le public est grand. Ce que je voulais montrer, c’est que le destin se moque des gens : plus on essaie de découvrir en profondeur le sens de la vie, plus on risque de le rater. J’aime beaucoup la citation d’Albert Camus que j’ai mise au tout début du film : « Nous ne comprenons pas le destin, et c’est pourquoi je me suis fait destin. J’ai pris le visage insensé et incompréhensible des dieux. »
J’avais déjà un peu essayé la pellicule avant ce projet, et j’ai bien aimé l’expérience. Comme l’histoire se déroule dans les années 90, l’idée de réutiliser la pellicule m’est venue naturellement. Mais ce n’était pas facile ; le producteur m’a informé que tourner sur pellicule serait beaucoup plus coûteux, et l’absence de laboratoires en Chine capables de traiter des pellicules 16 mm poserait des problèmes. Le coloriste a également évoqué la possibilité d’obtenir un aspect pellicule en post-production. Cependant, j’ai insisté car la texture elle-même contribue vraiment à créer une sensation de temps que je cherchais à atteindre.
Comment le tournage sur pellicule a-t-il changé votre façon de travailler ?
Comme il n’y avait pas autant de prises que nous le souhaitions en raison des contraintes budgétaires, nous avons dû faire beaucoup plus de répétitions. Faire un film sur pellicule est plus difficile : pendant le tournage, nous ne voyons que le cadrage, la composition et la mise au point, et le moniteur affiche principalement des images statiques ou des flocons de neige. Nous ne découvrons donc l’image qu’après coup, et nous travaillons dans une sorte de brouillard. Mais quand on ne voit pas grand-chose, il faut apprendre à sentir si le jeu de l’acteur est bon, et si la scène est bien rythmée. Et il y a quelque chose d’un peu merveilleux dans tout cela.
Comment avez-vous choisi et dirigé les acteurs ?
Pour ce qui est du casting, j’ai pris des décisions rapides en fonction de mes impressions et de mes intuitions. Ensuite, j’ai essayé de laisser du temps aux acteurs en les faisant arriver très tôt sur les lieux de tournage. Par exemple, Zhu Yilong, qui joue Ma Zhe, est arrivé un peu plus de quarante jours avant le début du tournage. Il attendait que je lui donne des secrets de fabrication pour se préparer, mais je n’en avais pas vraiment. J’ai juste demandé à la police locale si Zhu pouvait les accompagner sur certaines de leurs enquêtes, et des interrogatoires de témoins. Il s’est également entraîné au tournage et s’est habitué à porter des vêtements des années 90. Cette période de préparation m’a aussi été nécessaire pour faire des ajustements en fonction de ce que j’observais dans les comportements des acteurs. Si on essayait seulement de tout préparer sur le plateau, ce serait en fait trop tard.
La performance de Zhu Yilong est parfaitement adaptée au style du film, sobre et discrète, ne mettant pas en valeur son jeu. Mais il réussit à exprimer la descente progressive du personnage dans les ténèbres…
Vers le milieu du tournage, Zhu Yilong m’a dit avec inquiétude : « Je ne fais que marcher, je n’ai pas l’impression de jouer. » Je lui ai répondu que c’était exactement ce que je voulais : la force de l’acteur doit venir de l’intérieur. Quand on force trop, le personnage devient artificiel. Les acteurs pensent souvent le contraire : ils ont peur de ne pas donner assez, ou ils ont peur de décevoir et de frustrer le public. De plus, pendant le tournage, j’ai réalisé que lorsque le jeu de l’acteur change, la manière de filmer doit être modifiée. La mise en scène et l’acteur doivent être considérés ensemble, avec la même perspective, en s’adaptant constamment l’un à l’autre.
Combien de temps a duré le tournage ?
Juste avant le tournage, la pandémie de COVID-19 a recommencé à sévir et toute l’équipe a été confinée dans notre hôtel avec interdiction de sortir. C’était très stressant. Nous avons eu environ quarante-cinq jours de préparation et quarante-cinq jours de tournage. Nous avons dû faire une pause de deux jours lorsque Zhu Yilong et moi avons été testés positifs.
Le film a été monté en un temps record. Comment avez-vous procédé ?
Le travail avec le monteur s’est fait sans problème. Matthieu Laclau ne lisait quasiment jamais le scénario, il demandait à son assistante de lui donner un aperçu général de l’histoire, puis il regardait les images filmées et construisait le montage uniquement en fonction de ce qu’il avait compris. On tournait dans l’ordre chronologique du récit, et il montait au fur et à mesure du tournage. Souvent, je voyais le lendemain un premier montage de ce qu’on avait filmé la veille. On a terminé le 1er février, la première version du montage a été finalisée le 7, et celle verrouillée a été finalisée le 13 février.
La scène finale évoque un sentiment d’harmonie et de paix, mais lorsque le bébé regarde directement la caméra, c’est un peu étrange. Pourquoi avez-vous choisi cette fin ?
Même si tout semble terminé, avec une lumière chaleureuse et une atmosphère harmonieuse, et que l’enfant semble en bonne santé, il regarde le public comme s’il le défiait : tout ne s’arrête pas là. L’affaire criminelle et policière est sans doute résolue, mais des cauchemars s’annoncent, quelque part dans l’ombre, attendant d’émerger.
Cela s’est fait inconsciemment. Je ne l’ai pas fait intentionnellement. De nos jours, le cinéma a des propriétés diverses. Produit commercial, il peut divertir. Comme un livre, il peut être objet d’art pour le plaisir des yeux. Mais, c’est avant tout un média qui nous aide à communiquer. Quand on regarde un film, on y met son expérience de la vie, son expérience intellectuelle et on en retire quelque chose. Le cinéma est un support qui nous sert à communiquer, à dialoguer avec nous-mêmes. Oui, c’est ça. J’ai de la chance de pouvoir créer des films, de faire un métier intéressant. Une fois mon film terminé, en tant que réalisateur, je sais pourquoi je l’ai fait, comment il a été réalisé, mais je ne veux pas avoir le dernier mot. Ce n’est pas parce qu’on nourrit son enfant qu’on doit s’exprimer en son nom. Ses particularités doivent s’exprimer à travers lui.
Wei Shujun
Le blu-ray du film est édité par Ad Vitam
Sortie le 19 novembre 2024
Durée : 1h42
Suppléments :
Entretien avec Wei Shujun (6 mins),
Dossier de presse