Ce dossier est la transcription de la conférence animée par Damien Mecheri, auteur et éditeur chez Third Editions, au salon Japaniort 2023. La vidéo originale est à retrouver ci-dessous. En raison de problèmes techniques liés à l’audio, il nous est apparu indispensable de rendre accessible au plus grand nombre le propos de cette conférence exceptionnelle sur un thème aussi rare et précieux que l’œuvre de Tetsuya Takahashi, « Xenoblade Chronicles ».
Damien Mecheri
auteur et éditeur pour Third Editions
Suivre sur Twitter/X :
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Ouvrages réalisés pour Third Editions :
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Bienvenue dans cette conférence Xenoblade: une invitation à comprendre le monde. L’idée va être d’analyser diverses thématiques que l’on retrouve tout au long de la trilogie « Xenoblade Chronicles ». Si vous connaissez déjà la saga, vous savez sans doute qu’il existe un épisode à part, sorti uniquement sur Wii U, « Xenoblade Chronicles X ». Je ne l’inclus pas dedans tout simplement car du point de vue narratif, scénaristique, il ne s’inscrit pas dans le même univers que la trilogie numérotée et surtout, il s’agit d’une œuvre encore inachevée. Peut-être aura t’on des choses intéressantes à en dire dans un futur hypothétique, si une suite voyait le jour.
« Xenoblade Chronicles » est une saga conçue par le studio Monolith Soft, appartenant à Nintendo depuis 2007, et plus particulièrement sortie de l’imaginaire de son auteur principal Tetsuya Takahashi. Véritable vétéran de l’industrie vidéo-ludique, il entre chez Square au début des années 90, occupant au départ un poste de graphiste. Il fut notamment graphiste en chef sur « Final Fantasy V » et VI, avec sous ses ordres un certain Tetsuya Nomura.
Depuis toujours, Takahashi s’est passionné pour la religion, la philosophie, la psychanalyse également qu’il a beaucoup étudié à l’université ; en accord avec son épouse Soraya Saga, de son vrai nom Kaori Tanaka, qui comme lui partage ce même amour pour les réflexions autour de la condition humaine (d’où sommes-nous, où allons-nous,…). Ensemble, ils ont conçu l’univers de « Xenogears » pour le compte de Square, une saga de science-fiction extrêmement ambitieuse prévue initialement en six épisodes.
À l’image de « Dune » ou « Fondation » si on se base sur la grande littérature de science-fiction, elle aborde énormément de sujets et de thématiques complexes autour de la condition humaine, s’inspire de courants religieux (l’agnosticisme, la Kabbale) conférant à l’œuvre une dimension mystique appuyée par un sous-texte philosophique inspiré des travaux de Friedrich Nietzsche. Du côté de la psychanalyse, elle s’inspire là aussi des travaux de Sigmund Freud, Jacques Lacan et Carl Jung.
Mais « Xenogears » est avant tout un J-RPG, un jeu de rôle japonais, une aventure conçue comme un récit initiatique où l’on suit un personnage qui vient d’avoir 18 ans. Nous sommes dans un parcours qui au départ semble classique et qui, petit à petit, révèle l’ampleur de son univers, si importante que l’œuvre est restée inachevée. Cela a été très compliqué pour Tetsuya Takahashi de mener à bien le projet. À ce titre, la fin du jeu a dû être expédiée. Des segments entiers n’ont pas pu être intégrés dans le gameplay, rendant la narration plus concentrée ce qui a perdu pas mal de gens. Il s’y passe énormément de choses, avec beaucoup de révélations, le point de vue de l’histoire ne cessant de s’élargir.
C’est une saga que Takahashi a toujours souhaité mener à bien. Alors, il a créé son propre studio, Monolith Soft, après la fin de la production de « Xenogears », pour réaliser « Xenosaga ». Cette nouvelle création était quelque part une réécriture de ce qu’il avait prévu à l’origine, avec l’envie d’aller encore plus loin dans ses ambitions philosophiques et thématiques, dans son lien avec l’histoire de la religion et de l’humanité. Pour plus de détails, je vous recommande l’excellent livre de Charles De Clercq, « Les Légendes Xenogears et Xenosaga », paru chez Third Editions.
Description de l’éditeur : Dans le monde des jeux de rôle japonais, « Xenogears » possède une aura hors norme. Réputé pour l’ampleur de son épopée, la profondeur de ses thèmes ainsi que son univers singulier à mi-chemin entre la science-fiction et la fantasy, il demeure une œuvre de cœur pour de nombreux joueurs. Son successeur spirituel, la trilogie « Xenosaga », a connu bien des déboires, au point de s’arrêter prématurément. Pourtant, les ambitions de ce space opera étaient similaires, si ce n’est plus importantes encore, à celles de « Xenogears ». Conjuguant philosophie, religion, psychanalyse et histoire de l’humanité dans un écrin pop culturel typiquement japonais, ils comptent parmi les récits vidéo-ludiques les plus fascinants jamais produits. Avec ce livre, Charles De Clercq leur rend un hommage passionné, décortiquant les détails de leur développement, les arcanes de leur univers, les subtilités de leurs thématiques ainsi que leurs musiques inoubliables. Une exploration unique des méandres de ces monuments fêlés de la science-fiction, sertie d’une préface de Richard Honeywood, traducteur de la version anglaise du jeu « Xenogears ».
L’approche de Tetsuya Takahashi après « Xenogears » et « Xenosaga »
C’est l’échec de « Xenosaga » qui poussa Tetsuya Takahashi à se remettre en question. Il était parti dans une approche beaucoup trop narrative pour du jeu vidéo et cela n’a pas beaucoup et pas suffisamment plu. Ensuite, son studio Monolith Soft fut racheté par Nintendo en 2007.
Suite à cela, il y eut un changement de philosophie dans l’approche de Tetsuya Takahashi. Il s’est dit qu’en effet il n’arrivait pas à raconter sa grande œuvre, qu’il n’avait pas réussi par deux fois son grand projet. Il décida alors d’aller vers quelque chose d’un peu plus resserré en terme de narration, quelque chose de plus simple et limpide pour avant tout privilégier le plaisir de jeu. Il y eut d’abord « Soma Bringer » qui était un coup d’essai sur la petite portable Nintendo DS, écrit par son épouse Kaori Tanaka. Quant à lui, Takahashi occupa le rôle de producteur, supervisant l’ensemble du projet.
Cela a ensuite abouti au premier « Xenoblade Chronicles ». Effectivement, quand on jouait premier Xenoblade après la sortie de « Xenogears » et « Xenosaga », on se retrouvait avec une histoire plus simple, plus claire, qui va droit au but, avec des personnages beaucoup moins complexes et moins fouillés. Pourtant, en sous-texte, il y a quelque chose qui émerge. On reconnaît la patte de Takahashi, ses thèmes, ses lubies, ses passions. On sent l’envie de raconter quelque chose qui dépasse la simple histoire et qui veut aborder des sujets complexes.
Le mythe selon Carl Jung
L’écriture de Tetsuya Takahashi s’articule autour de l’idée du mythe. Le mythe fait partie des choses qui constituent nos sociétés humaines depuis la nuit des temps. Il existe plusieurs manières d’aborder le mythe, notamment avec les travaux de Carl Jung ou du mythologue Joseph Campbell. C’est quelque chose qui serait lié aux archétypes présents dans l’inconscient collectif de l’humanité, que l’on partagerait depuis la nuit des temps, prenant des formes variées et que l’on sort de notre inconscient pour les retranscrire en histoires, en images ou en concepts. C’est ce qui expliquerait pourquoi, d’une civilisation à l’autre, même séparées par des milliers de kilomètres, on a des images et des concepts récurrents qui se retrouvent. Ce sont les théories de Carl Jung. À l’inverse, il y a aussi Claude Lévi-Strauss, autre mythologue et anthropologue très connu, qui envisage plutôt l’idée que s’il y a des similarités communes d’une civilisation à l’autre au niveau des mythes, c’est parce que l’humain est confronté aux mêmes concepts qu’il doit expliquer et qu’il ne comprend pas : le ciel, le soleil, l’image de la mer, etc. Ce sont des concepts qui arrivent dans l’interaction avec le monde, avec autrui et avec la vérité, qui doivent être interprétés pour être compris.
Ces deux approches sont à mon sens très intéressantes. Pour revenir à Takahashi, il est clairement plus intéressé par celle de Carl Jung. Il dit lui-même que les travaux de Jung sont un peu fous si on les prend au pied de la lettre, et il ajoute que « En tant qu’écrivain, en tant qu’auteur, c’est de l’or. » C’est de l’or car leur profondeur est telle, cela renvoie tant de choses qui aident à définir la nature humaine que lui, en tant que créateur et narrateur, il arrive à y puiser beaucoup de richesse.
Le recours à la continuité rétroactive (retcon)
Ce changement pour Xenoblade s’est traduit par le fait de ne pas vouloir raconter, cette fois-ci, une grande saga à long terme. Au départ, Xenoblade ne devait être qu’un seul jeu, intitulé « Monado: Beginning of the World », donc prévu pour être une histoire unique. Takahashi n’avait pas du tout anticipé d’en faire une trilogie. Cela en vient à un aspect très fréquent dans les histoires écrites sur le long cours, qu’on appelle le retcon (pour retroactive continuity). Le retcon, c’est quand on écrit une histoire et quand on fait une suite à cette histoire, on va changer des éléments du premier segment, des premiers volets, pour que l’ensemble du récit paraisse cohérent. C’est quelque chose auquel Takahashi a recours dans la saga Xenoblade.
Si vous connaissez la fin de « Xenoblade Chronicles 2 », on y revoit une scène du précédent sous un angle nouveau, intégrant des éléments narratifs supplémentaires qui n’étaient naturellement pas prévus lors de l’écriture du premier jeu. Donc, il a un peu arrangé les choses pour que cela puisse coller, créer une cohérence et permettre à son univers de se déployer.
C’est là où Takahashi est malin, contrairement à « Xenosaga » où il était obligé de continuer son histoire. Si une personne arrivait face à « Xenosaga 3 », par exemple, sans avoir fait les deux précédents, il lui aurait été impossible de suivre l’histoire. Du point de vue marketing, pour vendre une histoire de jeu vidéo, il est très compliqué de demander à une personne de suivre pendant plus de dix ans et continuer de se dire qu’il y aura à chaque fois plus de personnes qui vont suivre le récit. Avec « Xenoblade Chronicles », chaque opus est indépendant. Takahashi réussit à conserver une continuité à la fois thématique et narrative entre les jeux, et dans le même temps à permettre aux nouveaux venus de découvrir par le biais de n’importe quel épisode. Peu importe avec lequel on commence, nous avons tous les éléments nécessaires à la compréhension de l’histoire, pour avancer dans le récit sans être perdu.
La nouvelle approche de Tetsuya Takahashi
Quand Takahashi a annoncé « Xenoblade Chronicles 3 » comme étant la fusion des mondes des deux précédents jeux, il y a eu énormément de théories, des personnes disant qu’il va tout connecter et que l’on allait retrouver tous les personnages des deux premiers. Cela n’a pas été du tout le cas. Cela aurait été la solution de facilité, faire revenir tous les personnages pour le fan-service et contenter les fans. Lui n’est pas du tout dans cette optique. Quand il fait revenir un personnage, un thème ou tout autre élément narratif, c’est toujours avec une idée profonde à l’esprit et cela fait partie de sa marque de fabrique. Pour lui, s’il veut maintenir éveillé le joueur, intellectuellement parlant, afin de le surprendre, il ne doit pas se reposer sur ses lauriers et souhaite que la personne ne sache pas à quoi s’attendre. Ce sont les vœux qu’il a formulé pour la suite de la saga Xenoblade. Si un jour elle devait continuer au-delà de la trilogie, il veut faire quelque chose de très différent, qui surprendra les gens dans le bons sens du terme tout en trahissant les attentes des fans.
C’est cela l’approche de Tetsuya Takahashi, ne jamais rester en place, aller de l’avant, se tourner vers l’avenir. Ceci constitue d’ailleurs une des thématiques de la fin de « Xenoblade Chronicles 3 ».
L’art et la manière de faire passer un message
Comment Takahashi s’y prend pour faire passer ses messages ? S’il a envie de raconter quelque chose, il pourrait par exemple écrire un essai. C’est là qu’entre en scène la magie de la fiction. La fiction a ce pouvoir de nous impliquer émotionnellement. On a envie de connaître la suite des aventures des personnages, envie de savoir comment l’histoire va se dénouer. On entre en résonance avec certains thèmes abordés, avec des scènes, des choix musicaux. C’est ce qui nous donne l’envie de creuser plus loin. Si vous n’avez pas adhéré à la trilogie Xenoblade, ou même aux principes, je peux vous raconter tout ce que je veux sur ses thèmes, vous pourrez dire que c’est intéressant mais que cela ne vous touche pas plus que ça. Vous direz que la personne a bien réfléchi son sujet, qu’elle avait envie de raconter quelque chose mais que ça ne vous a pas parlé.
C’est quelque chose que l’on omet souvent de mentionner dans l’analyse d’une œuvre. Avant même d’intellectualiser une œuvre, il est important d’avoir ressenti quelque chose vis à vis d’elle. Une seconde lecture peut nous en donner une autre vision, un nouveau regard donnant envie de s’y replonger et de se dire que l’on est peut-être passé à côté. Malgré tout, avant que cette œuvre puisse nous parler intimement, il nous faut entrer en résonance avec elle et qu’elle nous touche. Pour cela, il existe plusieurs moyens d’y parvenir. Dans notre cas, il s’agit de l’appliquer par le jeu, comme avec la trilogie Xenoblade, avec un jeu qui soit plaisant, agréable à explorer, avec de grands décors, de belles mélodies, des scènes travaillées et mises en scène, avec une écriture à la fois limpide et nimbée d’un sous-texte riche avec énormément de jeux de correspondance. Je ne vais pas rentrer dans les détails car il pourrait y avoir une conférence par thème, mais en terme d’écriture il y a beaucoup de choses qui se répondent. Parfois, cela va être une ligne de dialogue qui peut faire écho à ce qu’on va lire plusieurs dizaines d’heures plus tard. C’est là la manière de travailler de Tetsuya Takahashi et son équipe de scénaristes.
Chaque élément, que ce soit dans les jeux de regard des personnages ou dans les lignes de dialogue, a du sens, est là pour une raison, pour nous faire vivre une histoire (certes agréable et émotionnelle) mais avant tout pour la profondeur de ce qu’elle doit raconter. Takahashi avait dit lui-même en interview que s’il allait voir des gens dans la rue, notamment des adolescents ou jeunes adultes, et qu’il leur expliquait les thèmes qu’il souhaite aborder, comment il voit la vie, comment on peut avancer, les gens n’écouteraient pas. Comme ils n’écouteraient pas, le moyen qu’il a trouvé pour faire passer son message est par le biais de la fiction et du jeu vidéo.
Je trouve que c’est une très belle manière de résumer le travail des créateurs, des créatifs de tout type. Faire passer par leur art des choses qui, exprimées simplement par les mots, n’auraient pas la même résonance.
Le sens du terme « Xeno »
Pourquoi « Xeno » ? Comme je le disais, « Xenoblade Chronicles » ne s’appelait pas comme cela à l’origine, le projet s’intitulait « Monado ». C’est l’équipe marketing de Nintendo qui suggéra de l’appeler « Xenoblade » pour créer une continuité et attirer les fans de la première heure, ce qui se révéla une bonne idée. Malgré tout, Tetsuya Takahashi est chaque fois revenu en interview sur l’idée de « Xeno ».
« Xeno », c’est l’étranger, ce qui est autre. Toute la saga Xeno, depuis Gears, Saga et Blade se consacre à l’altérité, c’est à dire le rapport que l’on va avoir avec autrui mais aussi avec l’environnement et tout ce qui est interaction dans la vie. Pour reprendre une phrase célèbre de Freud :
« Le moi n’est pas maître dans sa propre maison. »
Sigmund Freud
C’était quand il avait conceptualisé la notion d’inconscient et de subconscient pour dire « nous », le « moi », sommes une partie de ce qui constitue notre esprit. L’altérité, l’autre, c’est aussi soi-même. Donc, pour avancer, il faut se comprendre soi-même et c’est l’un des aspects que l’on retrouve dans la saga « Xenoblade Chronicles ».
Tetsuya Takashi l’a exprimé à maintes reprises, le rapport à l’altérité, le mot « Xeno », peut revêtir plusieurs sens différents en fonction de chaque jeu, de chaque thème, mais aussi selon la sensibilité de chacun, selon la manière dont on aura perçu l’œuvre en question. On y trouvera des aspects plus ou moins intéressants et une définition qui nous sera propre.
Analyse de « Xenoblade Chronicles », gnosticisme et déterminisme
Nous allons entrer dans le vif du sujet avec « Xenoblade Chronicles », premier du nom, dont la trame principale s’articule autour du gnosticisme. Alors, qu’est-ce que le gnosticisme ? Il s’agit de l’une des formes premières du christianisme qui a émergé en même temps que le christianisme dans les premiers siècles après Jésus-Christ. Pour être plus clair, il s’agit d’un dérivé du christianisme, et un dérivé qui fut violemment rejeté par les chrétiens de l’époque pour diverses raisons. La plus importante est sans doute le fait que le gnosticisme considère que le dieu chrétien, et par extension le dieu des juifs, n’est pas le vrai Dieu, est un faux dieu, Démiurge comme ils le nomment.
Gnosticisme vient de la racine gnosis qui signifie la connaissance en grec, mais la connaissance au sens transcendant. Le principe du gnosticisme est d’aller à la recherche de cette connaissance transcendante. Il y a eu plusieurs écoles du gnosticisme, et « Xenoblade Chronicles » s’inspire surtout de l’école valentinienne, en référence à Valentin, le plus important des maîtres gnostiques qui vécut au IIe siècle après J.C.
Le mythe gnostique
Imaginez l’unité parfaite, spirituelle, qu’on appellerait l’Unité, l’Un, l’Unique (la Monade est un des noms qui lui est donné). De cette unité, qui serait donc le monde spirituel, émanent les couches inférieures. La première couche inférieure est celle des éons, des entités de lumière vivant par paire qu’on appelle Syzygie. Ces paires forment ensemble le Plérôme, le monde spirituel qui désigne la connaissance parfaite ou gnose. Atteindre la gnose, donc la connaissance, signifie connaître le Plérôme.
Il y a au total trente paires d’éons, la trentième s’appelant Sophia (la sagesse). Sophia désire connaître l’Unique, la Monade. Ce faisant, elle commet une erreur puisque nous ne sommes pas censés aller au-delà de la connaissance, nous ne sommes pas censés regarder Dieu en face. Dans l’idée, j’emploie le terme Dieu mais je parle bien de la Monade. En commettant cette erreur, elle créé par accident un monde inférieur. Dans celui-ci, elle créé la matière et l’esprit (pas au sens de l’essence spirituelle ou de l’âme, mais au sens de celui avec lequel on réfléchit). Elle créé dans le même temps un être qui s’appelle le Démiurge. En mélangeant l’esprit et la matière, le Démiurge créé à son tour notre monde actuel, notre planète Terre. C’est pour cela que je disais qu’il est considéré comme le dieu chrétien, le dieu juif. C’est pour cette raison que les gnostiques étaient très mal vus et persécutés. Sophia est mécontente de son erreur, en a un peu honte et cache l’existence de ce monde inférieur au monde spirituel supérieur. Le Démiurge pense alors être le seul Créateur, inconscient de l’existence de Sophia, du Plérôme et de la Monade. Il pense avoir créé le monde et est persuadé qu’il n’existe rien d’autre.
Si vous avez terminé « Xenoblade Chronicles », vous avez probablement déjà fait toutes les connexions avec l’histoire du jeu. La Monade est ainsi le super ordinateur du nom de Monado, et qui est donc Alvis. Conséquence de l’expérience de Claus, il créé le monde inférieur. Galea, qui a tenté de l’interrompre au dernier moment, est l’équivalent de Sophia dans le concept et deviendra par la suite Meïnas dans le monde inférieur. Zanza, quant à lui, est l’émanation de Claus qui devient le créateur du monde de Bionis et se veut le vrai créateur, le détenteur de la Monade, inconscient d’être lui-même une émanation de la Monade supérieure qu’est Alvis.
En reprenant le concept gnostique, Takahashi nous invite à réfléchir sur l’histoire des religions, comment la religion se conçoit et se développe, en faisant une connexion avec notre histoire et la manière dont l’humanité a évolué spirituellement au fil des âges. Mais Takahashi n’est pas gnostique pour autant. En effet, Tetsuya Takahashi n’est pas en faveur du gnosticisme, dont le concept principal est que la chair, le corps et la matière nous restreignent et nous rendent aveugle au monde spirituel.
L’humain dans le gnosticisme est composé de trois choses : la matière, l’esprit au sens où on réfléchit, et une étincelle divine qu’aurait laissé Sophia en créant le monde inférieur qu’on appelle Pneuma (si vous avez terminé « Xenoblade Chronicles 2 », vous voyez tout de suite de quoi je parle). Pour réussir à atteindre la connaissance, la gnose, il faut se débarrasser du monde matériel et du monde psychique pour atteindre l’étincelle divine, le Pneuma. Ce rejet du corps n’est pas du tout à l’œuvre chez Takahashi. Au contraire, lui embrasse l’existence humaine, la condition humaine dans tout ce qu’elle a de beau, tout ce qu’elle a de terrible aussi, mais toujours en rapport avec le lien corps/esprit sans jamais faire une dichotomie claire entre les deux. C’est ainsi que nous fonctionnons comme on l’a vu avec l’évolution de la science, la compréhension du corps humain, des interactions, même avec notre propre esprit qui existe en grande partie par notre corps. Nous avons des interactions neuronales constantes. Il n’y a pas de dissociation claire et nette et la notion de l’âme reste propre aux croyances de chacun.
Le gnosticisme est ainsi la base de l’histoire principale de « Xenoblade Chronicles ». Pour plus de détails, vous pouvez vous référer à un article que j’avais écrit dans le numéro 2 de Level Up, chez Third Editions, qui était consacré aux J-RPG. Cet article est disponible gratuitement en ligne sur le site de Third Editions.
Le déterminisme
« Xenoblade Chronicles » est un jeu qui est également centré sur le concept du déterminisme, qui fascine les philosophes depuis la nuit des temps. « Sommes-nous maîtres de nous-même ? » C’est la question du libre arbitre, la question du destin qui est aussi quelque chose propre aux religions et aux mythes. Dans « Xenoblade Chronicles », le héros Shulk se fait posséder par Zanza quand il est enfant et lorsque cela arrive, Zanza a en quelque sorte déjà son plan qui va mener à sa propre résurrection en tant que Dieu. Mais pour cela, il a besoin de la Monado, l’épée de Shulk, et il a besoin que Shulk maîtrise la Monado. À cette fin, il faut que Shulk soit quelqu’un qui aime bien bricoler les choses. Tout le trait de caractère principal de Shulk que l’on découvre dès la première heure de jeu, le fait qu’il adore les trucs mécaniques, provient uniquement du fait qu’il a été possédé par Zanza, que ce dernier a un plan et que ce trait de caractère lui permettra de ressusciter plus tard.
C’est quelque chose qui mériterait d’être développé longuement. Je trouve cela fascinant car ça en dit long sur nous-même. Est-ce que nos goûts, c’est nous-même qui les développons ou est-ce que ce sont au contraire des conditions extérieures qui vont nous influencer de manière inconsciente à développer tel goût, tel affect, tel trait d’intérêt pour une chose, et en quoi on peut embrasser ce trait qui nous est originalement extérieur pour le faire nôtre. C’est tout ce que fait Shulk. Quand il échoue dans sa quête et que Zanza revient, Shulk n’est plus rien. Il se dit « est-ce que mon existence a un intérêt ? ». S’ensuit une scène dans le monde spirituel où Alvis nous parle et où Shulk comprend que, malgré tout, il est bien quelqu’un, il est bien « Je, il est bien « Moi ». Il est un être qui existe et qui pense. Il a beau avoir été conditionné pour être tel qu’il est, il arrive à absorber cette information et à la faire sienne. En matière de philosophie, c’est très intéressant.
Si vous vous êtes intéressé aux analyses autour de la saga, vous avez peut-être déjà lu des articles qui parlaient de Leibniz, un autre philosophe qui a fait toute une réflexion autour de la question de Monade. Tetsuya Takahashi, qui est un grand érudit, connait Leibniz, il connait la philosophie. Leibniz était pour la transcendance, c’était quelqu’un qui était dans la continuité de Descartes, donc dans le rationalisme mystique. C’est quelqu’un qui était sur l’existence ontologique de Dieu. « L’existence de Dieu ne peut pas ne pas être ». C’est quelqu’un qui était pour le concept même de transcendance sur la confection du monde, comment est-ce qu’on explique le monde par la transcendance. Alors que chez Takahashi, et j’y reviendrai quand nous parlerons de « Xenoblade Chronicles 3 », on est plutôt dans l’immanence.
L’immanence, c’est ce qui contient la chose en soi, c’est ce qui est nous-même, plus que ce qui est extérieur à nous-même. L’essence est immanence chez Tetsuya Takahashi.
Une invitation à comprendre le monde
« Xenoblade Chronicles » est un jeu (c’est là où je dis « une invitation à comprendre le monde » comme sous-titre de la conférence) qui nous invite à constamment remettre en perspective ce que l’on sait par sa narration, c’est à dire qu’à chaque nouvelle étape de la narration dans l’histoire, on a des nouvelles couches scénaristiques qui nous font remettre en perspective ce que l’on pensait savoir.
Au début du jeu, nous sommes sur la guerre entre les humains et les mekons qui sont des machines. Puis, on découvre que les machines sont elles-mêmes des machines pour les Machinas, qui sont les réelles entités existantes de leur côté. Enfin, la révélation finale a lieu. On découvre que Bionis, le titan sur lequel vivent les humains, est le véritable adversaire du récit. Même après le combat de fin, on découvre l’existence du super ordinateur, la Monado, qui a créé ce monde. Ce sont ces multiples couches qui s’accumulent et nous aident, par le parcours des personnages et par la manière dont on s’implique émotionnellement dans l’histoire, à remettre en question notre vision du monde.
Je trouve cela très important car c’est une manière de faire qui n’est pas juste par le discours mais par la construction scénaristique. C’est très important parce que c’est ça qui entre en résonance avec nous. Ce n’est pas parce qu’un personnage va dire telle phrase bien tournée que l’on va changer de perspective sur la chose. En revanche, si nous sommes dans un état d’esprit où on se dit « ce sont eux les méchants, on va essayer de les combattre, etc. » et qu’après, par la construction de la narration, on comprend qu’en fait nous sommes dans le tort nous aussi, comme le personnage principal depuis le début, c’est comme cela qu’on peut se remettre en question.
C’est quelque chose que je trouve assez brillant puisque la progression même dans le jeu, c’est cette question de la verticalité. On commence tout en bas du corps de Bionis puis on monte vers la tête. Ensuite, on repart de tout en bas du corps de Mékonis, on remonte vers la tête. Ensuite, on va dans l’intérieur de Bionis et on finit dans le monde spirituel qui est représenté par la voûte stellaire et le fait qu’on est dans l’espace à la toute fin du jeu, dans les différentes planètes du système solaire. Donc, il y a vraiment cette progression qui est traduite par l’expérience de jeu. Tout ça pour dire qu’à l’arrivée, « Xenoblade Chronicles » est un message pacifiste. C’est une invitation à comprendre autrui. C’est par la compréhension d’autrui qu’on est dans le respect et dans la connaissance de soi, pour améliorer le monde et notre rapport au monde.
Analyse de « Xenoblade Chronicles 2 », au-delà des apparences, ou la vérité sous les ruines de l’église
« Xenoblade Chronicles 2 » va beaucoup plus loin, et cela n’a pas forcément été perçu car il s’est fait critiquer pour des aspects comme, par exemple, son character design pas toujours de très bon goût. C’est aussi un jeu assez fouillis en terme de systèmes, et nombre de personnes ont préféré la limpidité du premier opus. Pourtant, c’est un jeu où tout nous indique qu’il faut aller au-delà des apparences jusque dans son concept.
Quelques différences d’importance entre la traduction occidentale et la version originale japonaise
Je vais juste faire une parenthèse sur un point très important au sujet des versions européenne et américaine qui présentent des traductions modifiant le sens de pas mal de choses. Le premier « Xenoblade Chronicles » a des concepts dont la traduction s’en trouve altérée . Par exemple, la ville d’Alcamoth dont le vrai nom en japonais est Akamôto, Achamoth qui est un concept gnostique. Il s’agit de la forme inférieure de Sophia, l’éon ayant créé le monde inférieur. Tetsuya Takahashi aime parfois utiliser des noms de concepts pour aiguiller les gens. Dans le cas du premier opus, je pense que le traducteur ne connaissait pas la référence et a adapté comme il a pu. En revanche, dans « Xenoblade Chronicles 2 », avoir caché les références est un acte volontaire car ce sont des références chrétiennes très prononcées. Le Paradis, que nous avons connu dans le jeu sous le nom d’Elysium (une référence grecque), est ni plus ni moins que le Paradis dans la version japonaise.
Les Aegis tels que Pyra, l’héroïne (l’Aegis est un concept grec), son vrai nom en japonais est le Saint Graal. Le nom de l’Architecte, le Créateur du monde, c’est le dieu de la création, c’est à dire Dieu. Les traductions ont gardé deux ou trois éléments comme le processeur Trinité, même si ses composantes ont changé. Par exemple, Ontos remplace Ousia. Ousia est l’Être en soi, un concept gnostique. Mais ils ont au moins conservé l’idée de la Trinité. Le plus important est vraiment cette notion du Saint Graal, du Paradis.
Chassés du jardin d’Éden
Le concept de « Xenoblade Chronicles 2 » est que les humains ont été chassés du Paradis, sans aucune raison, sans explication. On est sur quelque chose de très proche de la Genèse, à la fois biblique et hébraïque. Les humains se retrouvent dans un monde dont les continents sont nommés d’après les sept péchés capitaux dans la version japonaise (encore une fois, ceci a disparu dans la version occidentale), et ce monde constitue le reste de la civilisation chrétienne. À la fin du premier Xenoblade, on finissait dans un monde sans Dieu. « Tu es Dieu », disait la Monade à Shulk, « Est-ce que tu veux recréer le monde en tant que Dieu ? » Shulk lui répondit « Non, je préfère laisser aux humains la possibilité de vivre à leur guise », et on allait vivre sur des continents qui sont eux-mêmes les restes de Dieu. C’est très intéressant d’un point de vue philosophique, quand on sait que Nietzsche par exemple, dans son célèbre aphorisme, dit « Dieu est mort ». Dans « Xenoblade Chronicles 2 », les personnages vivent sur les restes de Dieu.
À la rencontre du Créateur
Le monde de « Xenoblade Chronicles 2 » est conçu sur les principes bibliques et gnostiques, mais où les personnages n’ont pas le droit d’accéder à Dieu lui-même. C’est d’ailleurs tout le principe du personnage d’Amalthus qui ne cesse d’appeler l’Architecte, d’essayer de le rencontrer. C’est lui qui le premier fit l’ascension de l’Arbre-Monde pour atteindre le Paradis, où il a trouvé le Saint Graal mais sans parvenir à rencontrer Dieu, l’Architecte. C’est un manque qui est resté en lui jusqu’à la toute fin, et cela se retrouve jusqu’au moment de sa mort où il en appelle encore à l’Architecte.
Le point de vue de l’histoire principale est celui d’un personnage qui accompagne le Saint Graal pour retourner au Paradis, pour retrouver Dieu, guidés par les sons de la cloche d’une église. C’est ce qu’entend Pyra quand on la retrouve au début, dans le monde spirituel. Après que Rex se fasse tuer, elle entend les cloches d’une église et on voit en effet une à laquelle on accédera à la fin du jeu. C’est ainsi que dans le dernier tiers, on découvre plusieurs choses. Tout d’abord, le Paradis, donc l’Arbre-Monde, est une structure humaine. Au sommet de cette structure, on retrouve la ville et la fameuse église à l’état de ruines. Quand on pénètre enfin dans l’église, on réalise qu’il n’y a rien. Puis, on découvre un sous-sol, un passage secret, pour descendre là où se trouve l’Architecte. Symboliquement, avoir mis l’accès à Dieu sous une église dans les ruines de la civilisation humaine, je trouve cela extraordinaire sachant que le dieu en question n’est effectivement qu’un humain. Il s’agit du fameux Claus que l’on découvrait lors du flashback de l’expérience scientifique à la fin de « Xenoblade Chronicles ».
C’est quelque chose qui est propre à la trilogie « Xenoblade Chronicles », bien plus spécifique à celle-ci qu’à « Xenogears » et « Xenosaga » où il y a bien une existence transcendante qui existe. À chaque fois qu’on apprend d’où viennent les éléments mystiques, c’est systématiquement une création humaine, que ce soit le processeur Trinité, ou toute l’expérience de Claus qui a créé les deux mondes. Dans le troisième opus, la fusion des deux mondes par et à travers l’Origine, la recréation du monde d’Aionios, est aussi une création humaine parce que Z lui-même, l’antagoniste du troisième jeu, est une émanation humaine. C’est quelque chose que je trouve fascinant, cet aspect qui renvoit à la question de l’immanence et de la transendance et qui en dit long sur la civilisation humaine. Nous avons conçu nos propres mythes.
À la fin de « Xenoblade Chronicles 2 », l’Architecte prononce une phrase très intéressante. L’antagoniste, qui est Malos (nom créé pour la version occidentale, en japonais il s’appelle Metsu signifiant la Destruction), donc Metsu veut lui aussi rencontrer son Créateur, il veut rencontrer l’Architecte. Quand il le rencontre enfin, l’Architecte l’appelle alors Logos. Malos/Metsu lui demande ce que ce nom signifie, ce à quoi l’Architecte répond « Mais rien du tout. » Il lui dit que Logos ne veut rien dire, que ça montre simplement l’ego des personnes qui l’ont créé. Encore une fois, cela en dit long sur la symbolique des noms chez Tetsuya Takahashi et aussi sur comment il l’articule autour de la condition humaine, des religions et de la civilisation chrétienne.
La construction de soi par le souvenir
Il y a un autre aspect très important dans l’histoire du jeu, qui est la construction de soi par le souvenir. C’est quelque chose de beaucoup plus terre à terre dans l’idée, mais qui est une idée très poétique, transcrite dans le principe des Lames. En effet, dans le jeu, les personnages sont ce qu’on appelle des Lames. Quand leur porteur/pilote décède, la lame retourne à l’état de cristal-cœur. Elle peut ensuite être éveillée par d’autres personnes, qui peuvent avoir des visions de la vie très différentes voire moralement condamnables.
Il y a une très belle scène avec le personnage de Pandoria, perdue dans la forêt et qui pense qu’elle va mourir. Elle voit des personnes s’approcher d’elle et se dit « non, faites que ce ne soit pas des brigands qui vont me réveiller », simplement parce qu’elle a peur de changer. Une fois récupérée par d’autres, elle a peur de ne plus être la même personne. C’est une réflexion qui traverse aussi tout le personnage de Brighid qui n’a de cesse de demander à Jin (qui l’a rencontré dans ses précédentes vies), « mais est-ce que j’étais différente avant ? Comment j’étais ? » C’est je trouve une très belle idée pour nous rappeler à quel point nous nous constituons à la fois de nos rapports aux autres et de nos souvenirs. Parce que sans nos souvenirs, qui sommes-nous ?
Pour finir sur cette question du souvenir, il y a une scène que je trouve bouleversante dans « Xenoblade Chronicles 2 », et qui est la mort de Lora. Elle intervient à travers un nouveau flashback, on ne sait pas encore vraiment qui est cette Lora mais la scène en elle-même, juste par le dialogue (je vous invite si vous avez l’occasion de revoir la scène, de vous concentrer sur chaque phrase du dialogue), en quelques lignes nous avons tout le rapport des êtres humains à la peur de la mort et à la peur de l’oubli. Elle dit une phrase magnifique qui est « Pour nous les humains, être oublié est bien plus terrible que de mourir. » Elle dit aussi à Jin « La perspective que tu m’oublies me déchire le cœur. » Je trouve cela magnifique car, en quelques lignes, elle apporte une profondeur et une puissance émotionnelle très importante.
Analyse de Xenoblade Chronicles 3, l’allégorie de la construction de soi et du rapport aux autres, le dépassement des dualismes
Tetsuya Takahashi a dit à propos de la trilogie, « Je vois Xenoblade 1 comme le bon élève, Xenoblade 2 pas comme le bon élève (mais avec un début plus lumineux) ». Pour évoquer le troisième opus, il a utilisé une expression anglaise pour dire qu’il cessait d’être un goody two-shoes, qui est l’idée d’arrêter d’être entre les deux. Dans ce dernier jeu, chaque élément de la narration et de l’univers est un concept philosophique profond, mais articulé autour d’une histoire plus simple par rapport à « Xenogears » et « Xenosaga », plus resserrée et intime. On se recentre véritablement sur les liens entre les personnages, sur leurs réflexions émotionnelles et intellectuelles, sur leur rapport au monde, leurs chagrins, leurs désirs, tout ce qui peut constituer les craintes et la beauté de l’existence humaine. Ils sont tous à cœur ouvert, ce qui m’a marqué dans le jeu. Les personnages apportent leurs émotions.
Souvent, il y a quelque chose de très contenu dans les relations entre personnages de J-RPG, avec beaucoup de non-dits. Tandis que lorsque quelque chose ne va pas dans « Xenoblade Chronicles 3 », ils viennent se parler. Il y a une scène très forte, par exemple, de dispute entre Noah et Mio dans le premier tiers. C’est la nuit, ils se disputent puis vont se coucher. Dès le lendemain matin, ils reviennent discuter, parlent à cœur ouvert en disant « ce qu’on a dit hier soir, ça ne va pas du tout », et ils apportent leurs émotions de manière claire, concise, précise.
La figure du Créateur
Chaque Xenoblade présente une figure différente de la création et du concept de Créateur même, c’est à dire de Dieu. Dans le premier, c’était l’égo humain, Zanza, qui est une pure expression de l’ego qui veut le pouvoir, la puissance, qui veut être le maître de tout, de l’existence en soi. Dans le second opus, l’Architecte laisse l’humanité faire à sa guise. Il est content de sa création, il observe mais n’agit pas. Avec lui, c’est le plaisir de voir une création se développer qui prédomine. Dans « Xenoblade Chronicles 3 », le Créateur n’est plus du tout une figure humaine, mais devient une figure de l’inconscient collectif de l’humanité. C’est un concept, le mot est d’ailleurs employé textuellement dans le jeu, quand Melia nous dit « Z, oui il faut que vous le compreniez pour comprendre pourquoi vous êtes là. » Cette phrase est très importante, et elle dit « Z est un concept » (et en même temps un être qui existe, mais un concept quand même). Cela va dans le sens de Takahashi qui veut être explicite désormais. Il a presque 60 ans, deux enfants, c’est quelqu’un qui n’a plus besoin de cacher ses références. Il sait qu’il est érudit, qu’il a des connaissances, mais s’il veut faire passer ses messages, surtout à travers des jeux développés pour le compte de Nintendo qui appelle à plus d’autocensure que lorsqu’il développait « Xenogears » et « Xenosaga » où il était libre en matière de ton, il a besoin d’être explicite et clair dans ses concepts et métaphores.
On comprend très vite que Z est une émanation de la peur de l’avenir et de la peur au sens large chez l’humain. Le monde d’Aionios, qui signifie Éternité en grec, ce qui est permanent, est aussi appelé l’Éternel Présent dans le jeu et c’est ce que cherchent les Moebius, les antagonistes de l’histoire. Il y a tout un rapport d’échelle entre les Moebius et les personnages principaux qui est sur le rapport de pouvoir. Les Moebius contrôlent le monde et les gens n’ont pas le temps de s’en rendre compte. C’est à dire que le monde est sclérosé dans « Xenoblade Chronicles 3 ». Ce sont deux factions qui s’entretuent continuellement, des enfants qui ont entre 10 et 20 ans, des enfants soldats qui s’entretuent pour le compte de personnes immortelles, plus âgées qui vampirisent leur énergie psychique et vitale et leur temps aussi (un aspect important sur lequel on va revenir).
Le dépassement des dualismes
Le principe de « Xenoblade Chronicles 3 » est de nous mettre face à ces différents concepts qui se retrouvent entre eux, et les Moebius ne sont finalement qu’une possibilité d’être humain. C’est ce que comprennent les personnages à la fin de l’histoire, qu’eux-mêmes peuvent être des Moebius. Ils peuvent être leurs propres oppresseurs. Pour cela, il faut s’abandonner à nos émotions les plus noires, à notre crainte de l’avenir et d’autres aspects complexes que sont les notions de morale. Le jeu nous appelle à dépasser toutes les formes de dualisme. L’idée d’avoir réuni les mondes des deux précédents traverse l’ensemble des éléments qui composent l’univers du jeu mais aussi de ses systèmes.
D’abord, le plus évident, ce sont deux factions qui s’affrontent, une vêtue de noir (Keves) l’autre de blanc (Agnus). Agnus en latin signifie agneau, et Keves en hébreu signifie agneau également. Ces factions qui s’opposent ont exactement le même nom, simplement dans une langue différente. Elles arborent des couleurs complémentaires.
Les personnages au sein des différentes équipes sont complémentaires eux aussi. D’un côté, on a l’équipe de héros avec Noah, Lanz et Eunie, donc deux hommes et une femme. De l’autre côté, ce sont deux femmes et un homme. Leurs rôles sont complémentaires au niveau des soigneurs, avec d’un côté la soigneuse qui est une femme et de l’autre c’est un homme.
Tout est complémentaire dans le récit. Le fait que les deux mondes des jeux précédents soient fusionnés apporte beaucoup de sens. Dans le système de combat, on a le système de fusion et puis, le plus évident dans cette idée de dépassement des dualismes est le fait que les antagonistes sont les héros, Noah et Mio. Les deux antagonistes principaux, M et N, sont des incarnations antérieures de Noah et Mio, et c’est là où toute la profondeur de ce que veut raconter « Xenoblade Chronicles » dans son ensemble qui resurgit de manière claire et limpide. Nul besoin de cacher cela derrière des couches de terminologie complexe ou autre. Si vous lisez par exemple des essais sur « comment bien écrire un scénario », par exemple John Truby qui a écrit un livre assez connu sur la scénarisation, l’un des points principaux est que pour avoir un bon antagoniste, il faut qu’il soit un miroir du personnage principal. Là, c’est pris à la lettre, c’est le personnage principal qui n’a pas vécu la même chose que l’autre. Je reviendrai à la fin sur cette question de dépassement des dualismes parce que c’est conceptualisé jusque dans la musique du jeu.
Il y a une autre scène que je trouve très belle, une discussion toute bête où Lanz discute avec le nopon Riku, et ils sont en train de parler de la notion d’ennemi. Lanz demande à Riku de lui préparer une arme puissante comme celle de Noah pour pouvoir affronter ses ennemis. Riku lui dit « Par ennemi, tu veux dire Joran ? » Lanz admet effectivement qu’il voulait dire Joran, et Riku dit « Mais qu’est-ce qui te fait croire que c’est notre ennemi ? » Et Lanz dit « Ça se voit ! C’est un Moebius ! »
Et Riku de répondre « Est-ce que Joran s’est présenté clairement comme ton ennemi ? » Et en fait, pas du tout. Je trouve que c’est une mise en perspective très forte parce que Lanz a besoin de cette binarité, il a besoin de comprendre le monde d’une façon simple pour savoir comment il doit avancer dans l’existence, comment est-ce qu’on se trouve un but. Plus on a une lecture simpliste et binaire du monde, plus c’est facile. On a des gentils, des méchants, on a ce qui est bon, ce qui est mauvais, allons de l’avant et voilà. Sauf que ça ne marche pas comme ça. Parce que si on avance ainsi, on se prive de la beauté et de la complexité du monde, mais on se prive aussi de la difficulté de comprendre autrui. L’empathie est une notion essentielle pour réussir à avancer dans l’existence.
Une oeuvre révolutionnaire
« Xenoblade Chronicles 3 » en appelle à être révolutionnaire dans plusieurs sens. Tout d’abord, le jeu est révolutionnaire au sens premier, c’est à dire qu’il fait un tour sur lui-même jusque dans la carte du monde qui est un cercle. On a le concept des Ouroboros, l’idée de boucle,… On a cette idée d’infinité de boucles, où tous les dix ans les personnages meurent, renaissent et s’affrontent perpétuellement dans une guerre sans fin. Le monde d’Aionios lui-même signifie Éternité. Dans le même temps, le jeu est révolutionnaire au sens politique, parce que ça me semble assez clair dans la manière dont les personnages principaux évoluent, qu’on est sur un combat face à l’oppression. L’oppression au sens large. Au niveau conceptuel même, on a cette idée d’oppresseurs, d’oppressés, et les oppressés eux-même ne peuvent pas se rendre compte qu’il existe une autre possibilité d’existence tant qu’ils n’en ont pas le temps. C’est l’aspect majeur de « Xenoblade Chronicles 3 ». Quand on veut libérer les gens, il faut d’abord leur libérer le temps. On découpe des horloges de vie qui drainent l’énergie vitale de ceux de la faction adverse qui meurent au combat.
L’idée du temps
L’idée de prendre son temps trouve racine jusque dans le concept du jeu par sa dimension et ses quêtes annexes. C’est un aspect qui a été pas mal critiqué dans le premier « Xenoblade Chronicles » et dans le second aussi, trop de quêtes annexes, trop de quêtes inintéressantes qu’on appelle Fedex où on doit aller chercher tel objet. « Xenoblade Chronicles 3 » va garder cette idée de « on va aller chercher tel objet, on va tuer tel ou tel monstre », mais il l’articule sur le principe des colonies, où chaque colonie a son propre arc narratif qui se développe sur une certaine durée. Sur cette durée se développent des thèmes qui entrent en résonance avec le concept même du jeu. D’un côté, par exemple, on va développer l’agriculture durable. De l’autre, on va interroger ce qui est à la source de coutumes. Petit à petit, en se développant sur ces éléments annexes, en prenant nous-même notre temps en tant que joueur, on apprend à s’intéresser à autrui, à interagir avec autrui et quelque part à développer une autre manière d’habiter le monde.
C’est un point clé car l’objectif de « Xenoblade Chronicles 3 » est de nous laisser la possibilité de construire du sens, de construire notre monde. C’est un message envoyé aux jeunes générations de la part de Tetsuya Takahashi. Il est très fréquent dans la pop culture japonaise d’aller parler aux jeunes et leur dire « ne vous laissez pas avoir par le système, développez votre propre pensée et créez du sens avec autrui. »
Cela me fait penser à une chose qu’a dit l’auteur de science-fiction français, Alain Damasio, qui était la notion de fractale révolutionnaire. Lui ne croit plus du tout à l’idée d’une révolution comme on a eu au XVIIIe siècle. Il dit qu’aujourd’hui, dans le système actuel, on ne pourra apporter une révolution que par des bouts, des gens qui par petites communautés vont développer d’autres manières d’habiter le monde et d’exister. C’est quelque chose que je trouve en accord avec ce que développe « Xenoblade Chronicles 3 », cette idée de construire le sens.
Un point clé, je l’ai dit tout à l’heure, est que les personnages ont entre 10 et 20 ans. Pourquoi ? Tetsuya Takahashi en a parlé en interview, il s’est dit « Dans mon existence, la période où j’ai le plus évolué, c’est entre 0 et 20 ans. » Entre 0 et 10 ans déjà, un enfant se construit à un niveau… c’est énorme tout ce que l’on apprend. Si vous avez des enfants, vous le savez, c’est incroyable à quel point on absorbe ce qui nous entoure et à quel point on évolue. On change, on se construit, on s’affine. Mais c’est entre 10 et 20 ans (surtout à l’adolescence) que nos goûts, notre sensibilité et surtout notre manière d’appréhender le monde et notre vision du monde se forgent. C’est là ce qui va déterminer ce qu’on sera après. On peut encore changer après 20 ans, bien évidemment. On peut continuer à avoir des révélations sur notre manière de penser le monde, des choses qu’on doit percevoir différemment. Mais le plus important, ce qui nous définit le plus philosophiquement, c’est la période entre 10 et 20 ans. Donc, il s’est dit « C’est cette période que je veux mettre pour les personnages qui n’ont pas la possibilité d’avancer philosophiquement et d’apprendre le monde ».
Une nouvelle erreur de traduction propre à la version occidentale du jeu modifie considérablement le sens d’un événement majeur de la vie des personnages. Quand ils atteignent l’âge de 20 ans, les personnages de l’univers de « Xenoblade Chronicles 3 » vont à la cérémonie du Grand Retour. En gros, ils disparaissent et retournent dans leur croyance, dans leur reine. Dans la version japonaise du jeu, l’événement s’appelle la cérémonie du passage à l’âge adulte, et je trouve cela fascinant. C’est une cérémonie du passage à l’âge adulte, sauf qu’ils meurent. Donc en fait, il n’y a pas de passage à l’âge adulte. Ils n’ont pas cette possibilité d’utiliser ce qu’ils auront pu apprendre de l’existence et de toute manière, ils n’auront rien pu apprendre parce qu’ils sont sclérosés. Ils sont dans ce monde confiné où ils ne peuvent aller que de l’avant, à s’entretuer avec leur faction adverse.
C’est tout le propos du jeu, de libérer la pensée de la jeunesse par le fait de libérer le temps, libérer le rapport que l’on a avec autrui par l’altérité. Quelque part, c’est aussi toute la beauté de la scène dans la maternité, qui est peut-être une des plus belles scènes de toute la trilogie « Xenoblade Chronicles », où on redécouvre par le prisme de la naïveté des personnages, de leur méconnaissance de la vie humaine et de la sexualité, le fait d’avoir des enfants. Ils découvrent l’existence de ce bébé. Cela en dit très long car ça nous appelle à retrouver nous-même un regard neuf sur ce qui constitue nos existences, sur pourquoi on est là et pourquoi on a envie d’être là, pourquoi on a envie d’être au quotidien avec les personnes qu’on aime, pourquoi on a envie de continuer d’aller de l’avant, de se lever tous les jours, etc. C’est quelque chose qui est très beau dans le jeu et qui l’est aussi à un niveau métaphorique.
Conclusion
Une oeuvre pacifiste
Si on se bat beaucoup dans « Xenoblade Chronicles », c’est avant tout un combat de pensée. C’est un peu ce qu’il y avait dans les films « Matrix ». Les sœurs Wachowski disaient que « Matrix » est une saga de kung-fu philosophique. En gros, quand on se bat, ce sont plus des concepts qui se battent entre eux que des gens qui se donnent vraiment des coups de poing. Ce n’est pas du tout un appel à la violence. D’ailleurs, à la fin de « Xenoblade Chronicles 3 », Noah jette l’épée, sa Xenoblade, dans l’eau, ce qui a un sens extrêmement fort notamment pour l’idée de conclure cette trilogie.
Quelques recommandations de lecture pour aller plus loin
J’en arrive au bout de cette conférence. Je n’ai pas le temps de terminer sur tout ce que je voulais aborder mais ce n’est pas grave. Il y avait l’idée du théâtre de l’existence puisque Z, ce concept très fort, est constamment dans une salle de théâtre à observer la vie des personnes qui se déroule. Ensuite, il les met face à leur propre vie en les présentant face à cet écran qui est projeté. Il y a tout une dimension extrêmement intéressante là-dessus qui renvoie à la psychanalyse et à la philosophie. Si vous avez envie de vous renseigner, il y a plein de lectures très intéressantes comme le stade du miroir de Lacan. Cela peut apporter des clés de lecture assez intéressantes. Sur le concept d’immanence que j’ai abordé plus tôt, c’est un peu complexe mais je peux vous inviter à lire du Deleuze et du Guattari où ils abordent toute cette question de l’immanence. Ce n’est pas facile, mais ça montre l’évolution de la philosophie et des concepts de transcendance. Petit à petit, depuis Nietzsche ou Schopenhauer, on a basculé de la transcendance vers l’immanence, vers une autre manière de penser la condition humaine et la manière dont on peut évoluer dans notre rapport. La question de la morale aussi. Nietzsche avait fait un renversement des valeurs avec la question de la morale des forts et des faibles, ou des maîtres et des esclaves selon la terminologie employée dans ses ouvrages. « Xenoblade Chronicles 3 » est exactement là-dessus avec cette zone grise dans la moralité et l’idée de recréer du sens moral, avec Noah lui-même qui se définit comme étant faible. Vers la fin du jeu, il dit « c’est nous les faibles », et ça vraiment… lisez la Généalogie de la morale de Nietzsche et pensez à cette phrase de Noah quand il dit « c’est nous les faibles » et à comment Nietzsche a articulé cette notion de morale des faibles autour de la notion de morale chrétienne. Encore une fois, il a toujours critiqué le christianisme, c’était l’une de ses marottes. Voilà pour mes conseils de lecture.
Ensemble
Dernier point, « Xenoblade Chronicles » n’est pas une quête individuelle. C’est une question de philosophie. La philosophie, on l’imagine souvent comme un acte solitaire, un acte où on pense par nous-même. On a l’image du penseur. En vrai, pas du tout. Si on était par nous-même, on ne pourrait pas évoluer ni avancer. C’est uniquement en se confrontant à la pensée d’autrui qu’on peut nous-même articuler différemment notre pensée, l’affiner, l’enrichir et aller de l’avant, et tous ensemble évoluer.
Le dépassement des dualismes à travers la musique
Je vais juste terminer sur un extrait musical pour illustrer cette idée de dépassement des dualismes. Les personnages principaux jouent de la flûte, chacun ayant sa propre mélodie qui est déclinée à plusieurs reprises tout au long de l’aventure. In fine, leurs deux mélodies s’entremêlent pour en créer une troisième. Je trouve que ça symbolise parfaitement tout ce que la trilogie essaie de nous raconter.
J’espère que cela vous a intéressé. J’ai été un peu rapide sur pas mal de points. J’ai essayé de donner une vue générale des différents axes thématiques que l’on peut trouver autour de la saga « Xenoblade Chronicles », sachant que de nombreux thèmes n’ont pas été abordés, et qui peuvent l’être aussi autour de la trilogie. Merci à vous, merci d’avoir suivi.