Gueules Noires, quand le cinéma français s’empare du mythe lovecraftien

1956, nord de la France. Un petit groupe de mineurs de fond, mené par l’imposant Samuel Le Bihan, se voit contraint d’escorter un professeur (Jean-Hugues Anglade méconnaissable) à mille mètres sous terre, au plus profond d’une mine de charbon encore inexplorée, pour effectuer ce qu’il prétend être de simples prélèvements. Ils découvrent rapidement l’existence de ruines très anciennes, bâties par une civilisation disparue, ainsi qu’une relique d’un autre temps en forme de sarcophage. Suite à un éboulement accidentel leur bloquant l’accès par lequel ils étaient venus, les voici pris au piège avec quelque chose qui aurait à jamais dû rester endormi.

Qui aurait pu prédire que le troisième long-métrage de Mathieu Turi se révèle être une création originale située dans l’univers créé par l’écrivain américain Howard Phillips Lovecraft ? Il faut dire que les adaptations, libres ou non, de son oeuvre pourtant culte sont plutôt rares. Si « Gueules Noires » s’était contenté de s’en inspirer, nous aurions déjà été très contents, mais c’est avec le plus grand ravissement que nous découvrons la filiation directe à travers la mention explicite d’un personnage iconique issu de l’imaginaire du génial écrivain, au détour d’un monologue murmuré par le personnage énigmatique interprété par Jean-Hugues Anglade. Si cette référence à Abdul al-Hazred peut sembler un peu forcée pour les connaisseurs, elle est en réalité indispensable car il s’agit de la seule et unique preuve factuelle que nous nous trouvons bel et bien dans cet univers cauchemardesque, où des divinités obscures attendent l’heure de leur avènement sur Terre.

Le mythe de Cthulhu revisité

Ce que l’on nomme « mythe de Cthulhu » est un lore enrichi par différents auteurs à partir de l’œuvre originale de l’écrivain H. P. Lovecraft. Le monde du mythe de Cthulhu est un miroir du nôtre, dans lequel des entités extraterrestres, plus anciennes que tout ce que l’on connaît, cherchent à rétablir leur domination de jadis. L’une de ces divinités est Cthulhu, dont l’existence est au cœur de la nouvelle « L’Appel de Cthulhu », parue en 1928. Une des obsessions récurrentes qui parsème toute l’œuvre de Lovecraft est l’insignifiance de l’humain face aux horreurs cosmiques qui existent dans l’univers. Il y est question de Grands Anciens, un panthéon de divinités aussi puissantes qu’anciennes, originaires du cosmos et qui autrefois marchèrent sur la Terre. De nos jours, elles se trouvent dans un état de sommeil profond, et malheur à ceux qui auront la malchance de s’en rapprocher. Ainsi, dans « L’Appel de Cthulhu », les personnages perdent instantanément la raison lorsqu’ils ont un aperçu de ce qui existe au-delà du spectre de la réalité.

La revanche de l’homme sur le dieu

D’un matériau de base à la noirceur abyssale, « Gueules Noires » tire son épingle du jeu en proposant une vision teintée d’optimisme. En effet, il y a d’abord l’absence de tout sentiment de panique chez le personnage de Samuel Le Bihan, homme le plus solide du groupe dont il est également responsable. Il encaisse plutôt bien le fait d’être confronté à quelque chose qui dépasse l’entendement humain, comme si quelque part l’existence d’une telle créature et de ce qu’elle implique revêtait finalement un caractère naturel, comme si cela n’altérait en rien sa vision du monde que l’on ne peut qu’essayer de deviner. Le film nous explique également que le dieu n’est en rien invulnérable et peut aisément être blessé, avec le bon équipement et la force nécessaire. Ceci permet de conserver une forme d’équilibre et de contrebalancer sa puissance démesurée, équivalente à celle de plusieurs hommes. L’espoir qu’ils puissent s’en sortir ne se départira jamais, jusqu’à un final qui viendra rappeler que l’on ne peut vaincre plus fort que soi si l’on est pas prêt à tout sacrifier pour cela. Personne ne saura ce qu’ils ont accompli dans les tréfonds de cette mine. Pourtant, l’héritage des gueules noires pourra servir d’exemple aux autres, pour les aider à faire face à une menace plus terrible encore, dont l’ombre plane insidieusement sur le devenir de l’humanité. Si un jour, Mathieu Turi ou un autre cinéaste nous emmène pour un nouveau voyage dans l’étrangeté de l’imaginaire de Lovecraft, nous signons d’avance sans rechigner.

Pour aller plus loin

Retrouvez une interview du réalisateur Mathieu Turi sur l’Éclaireur Fnac :
Rencontre avec Mathieu Turi pour “Gueules noires” (fnac.com)

Le blu-ray du film est édité par Blaq Out
Sortie le 20 mars 2024
Durée : 1h43
Supplément : Making-of (26 mins)