Sans entrer dans trop de détails, il y a deux moments dans Suikoden où vous êtes confronté à un choix. Vous êtes dans le monde du jeu, puis une petite boîte apparaît qui vous donne le choix entre « Oui » et « Non ». C’est « Laissez-vous votre ami mourir ici ou est-ce que vous l’aidez ? » Puis, à la fin, il y a un « Combattez-vous votre père ? » Et le fait est que dans les deux cas, c’était un faux choix. Mais je me souviens à quel point c’était puissant. Je me souviens avoir joué à Suikoden, avoir posé la manette et avoir dit « Cela n’a rien à voir avec ce que ferait le personnage ou avec l’histoire. C’est qui je suis en tant qu’être humain, moi. » Si c’était un vrai choix, ce serait le moment le plus étonnant de l’histoire du jeu vidéo, et me suis dit : « Je vais créer un jeu qui représente le moment le plus étonnant de l’histoire du jeu vidéo ! »
Warren Spector, créateur de « Deus Ex »
À quoi reconnaît-on un grand créateur ? Ces quelques mots de Warren Spector, en guise de préambule, sont là pour nous le rappeler. Si ce dernier a pu lui aussi marquer d’une pierre blanche l’histoire vidéo-ludique avec son chef-d’œuvre « Deus Ex », édité en 2000, c’est en partie parce que d’autres créateurs avant lui l’ont inspiré, ont insufflé en lui quelque chose d’indescriptible, qu’il faut ressentir pour pouvoir connaître. L’héritage laissé par Yoshitaka Murayama est grand, et c’est avec une tristesse toute aussi grande que nous avons appris son décès survenu le 6 février 2024, à l’âge de 55 ans, des suites d’une longue maladie. Loin de faire les gros titres, nous avions à cœur de réparer cette injustice en ramenant sous la lumière l’homme ainsi que l’œuvre d’une vie, sans lesquels l’histoire du jeu vidéo aurait pu être bien différente. Yoshitaka Murayama a rejoint les 108 étoiles de la légende qu’il a créé. Les joueurs et joueuses du monde entier à qui vous avez insufflé cet amour du J-RPG ne vous oublieront jamais. Reposez en paix, Murayama-san.
De l’université à Konami, les débuts
Contrairement à un Shigeru Miyamoto, nous ne savons malheureusement rien de l’enfance de Yoshitaka Muryama. À la fin de ses études en programmation informatique à l’Université de Tokyo, il intégra directement l’entreprise Konami à l’été 1992, au sein de laquelle il passera les dix années suivantes avant de s’en aller voguer vers d’autres horizons d’un choix purement personnel.
Initialement embauché pour des tâches d’assurance-qualité et subalternes, il fut trié sur le volet six mois plus tard avec quelques autres pour créer son propre jeu. C’est ainsi que commença sa collaboration avec le designer Junko Kawano, également nouveau venu chez Konami. Ce jeu fut abandonné dès les premiers stades de développement, et malgré la croyance populaire, il ne constituait pas la base du scénario de « Suikoden ». Murayama, Kawano et dix autres employés furent alors chargés de développer les premiers jeux de Konami pour la prochaine console de Sony, la PlayStation. Murayama et Kawano décidèrent alors de relancer leur projet de RPG, bien que Murayama ait déclaré que s’il en avait eu l’occasion, il aurait préféré faire un shoot’em up, citant sa préférence pour des titres d’arcade tels que « Metal Black » de Taito.
Avec l’intention initiale de créer une franchise rivalisant avec « Dragon Quest » d’Enix et « Final Fantasy » de Square (les deux sociétés n’ayant pas encore fusionné à l’époque), Murayama s’attela à l’écriture d’un scénario. Peu impressionné par les premiers tests de polygones en 3D, il choisit finalement de créer un RPG en 2D traditionnelle utilisant des sprites. C’est au cours de l’hiver 1993 qu’il présenta son concept enrichi d’une grande galerie de personnages secondaires, inspirés par la préférence de Murayama pour des mangas tels que « Fist of the North Star » et « Captain Tsubasa ». Afin de mieux illustrer son propos auprès de son patron, âgé d’une cinquantaine d’années et qu’il supposait ne pas connaître ces mangas, il décida d’opter pour référence le classique littéraire chinois « Shui Hu Zhuan », considéré comme l’un des chefs-d’œuvre de la littérature chinoise. Le pitch fut un succès et c’est au cours de cette réunion que le jeu reçut le nom de « Suikoden » (lecture japonaise de « Shui Hu Zhuan »). Murayama fut ainsi chargé de créer 108 personnages reflétant les 108 hors-la-loi du roman.
En France, le roman « Au bord de l’eau (Shui-hu-zhuan) » est édité par Folio, au format livre de poche, en deux volumes.
Comptez tout de même 1152 pages pour le premier volume, et 960 pages pour le second.
Ce qui rend Suikoden unique
L’histoire de « Suikoden », écrite par Yoshitaka Murayama, porte sur les luttes intestines de l’Empire de la Lune Écarlate. Le joueur contrôle le fils d’un général de l’Empire, destiné à rechercher 108 guerriers, appelés les 108 Étoiles du Destin, afin de se révolter contre l’État souverain corrompu et d’apporter la paix dans un pays déchiré par la guerre. Ici, il n’est jamais question d’une fin du monde imminente, d’un terrible cataclysme qui mettrait en péril l’univers fictif dans lequel se déroule le scénario du jeu. « Suikoden » relate une histoire à échelle humaine, celle d’une rebellion, de la révolte d’un peuple contre le joug d’un tyran. En cela, le jeu se démarque de l’ensemble de la production vidéo-ludique en matière de J-RPG, ce qui n’a rien d’anodin. Cerise sur le gâteau, l’histoire s’offre le luxe de ne jamais être manichéenne, présentant des méchants qui n’en sont pas vraiment, avec eux aussi leurs familles, des amis, une cause qu’ils estiment juste et pour laquelle ils se battent. Même le personnage présenté comme le grand méchant de l’histoire recèle des motivations ambivalentes, où rien n’est ou tout blanc ou tout noir. Sur le fond, « Suikoden » sert un propos intelligent qui choisit de faire confiance au joueur au lieu de présumer et de préjuger de sa capacité à réfléchir. La marque des plus grands.
La particularité de « Suikoden » ne s’arrête heureusement pas à son écriture. L’essence de tout jeu vidéo digne de cette appellation réside dans l’interactivité, et justement son game design apporte lui aussi un vent de fraîcheur dans la sphère du jeu de rôle japonais. Les fondements du gameplay font dans le traditionnel, avec un groupe de personnages qui voyage, parle à d’autres personnages et accomplit un ensemble de quêtes faisant avancer l’intrigue. Les combats, à base de rencontres aléatoires, se déroulent au tour par tour où le joueur contrôle manuellement chacun des six personnages du groupe. En plus du héros, 107 autres peuvent être recrutés tout au long de l’aventure, gardez à l’esprit cependant qu’ils ne seront pas tous jouables en combat.
Deux autres types de systèmes de combat existent : les batailles en duel et les batailles de guerre, dont la teneur stratégique est analogue à Pierre-papier-ciseaux. Dans les duels en tête-à-tête, il y a trois commandes : attaque, défense et spécial. L’attaque bat la défense, la défense bat l’attaque spéciale, et spécial bat l’attaque. Le joueur reçoit des conseils sur le meilleur plan d’action à suivre, car l’adversaire contrôlé par l’IA télégraphiera souvent ses intentions.
Dans les batailles de guerre stratégiques, les quatre groupes principaux sont les attaques de charge, à l’arc, magiques et autres. Les charges battent les attaques à l’arc, les arcs battent la magie et les attaques magiques battent les charges. La commande « autre » agit comme une commande spéciale gratuite permettant au joueur, par exemple, de savoir quelle sera la prochaine attaque de l’ennemi.
Enfin, une dernière mécanique étroitement liée à la progression vient enrichir l’expérience « Suikoden ». Il s’agit de la forteresse qui va servir de quartier général au héros et ses nombreux alliés. Tout d’abord désert, il prend de l’ampleur au fil de l’aventure et des recrutements. En effet, le joueur est amené à revenir régulièrement à la base pour la développer, constater les changements opérés, interagir avec de nouvelles structures, de nouveaux personnages, etc. Si vous recrutez un marchand, votre QG sera alors pourvu d’un magasin. Il en va de même pour les cuisines, les bains… Des tas de possibilités s’ouvrent alors, ainsi que de nombreuses opportunités de dialogues. Il ne tient qu’au joueur d’en faire un lieu vivant à partir duquel la prochaine escarmouche est planifiée, comme dans le roman « Au bord de l’eau ».
Postérité
« Suikoden » et sa suite « Suikoden II », sortie trois ans plus tard à la fin de l’année 1998, également écrite et réalisée par Yoshitaka Murayama, sont aujourd’hui considérés comme faisant partie des plus grands jeux de l’histoire vidéo-ludique. Parmi les nouveautés et apports de ce second opus, un système de combat tactique basé sur une grille et des unités fait son apparition, de même qu’un inventaire partagé pour le groupe de héros. Le tout s’accompagne d’une belle amélioration du côté des graphismes. Il convient également de noter l’inclusion d’une variété de mini-jeux. Un transfert de données du jeu précédent permet le retour de personnages emblématiques avec des niveaux plus élevés et des armes améliorées. Les références à « Suikoden » sont également adaptées en conséquence pour une plus grande sensation de continuité.
Pour cette suite, la plupart des membres de l’équipe de développement ont rempilé. Sachez qu’il sera bientôt possible de rejouer à ces deux joyaux vidéo-ludiques car « Suikoden I & II HD Remaster » devrait être commercialisé dans le courant de l’année 2024. Bénéficiant pour la première fois de textes entièrement traduits en français, ces remasters proposeront des arrière-plans en haute-définition, de nouveaux effets donnant plus de vie au pixel-art, des effets sonores retravaillés, une fonction d’avance rapide pour les combats, une sauvegarde automatique ou encore un journal de conversation. À suivre, donc. Nous mettrons à jour cet article le moment venu.
En attendant de pouvoir poser les mains dessus, nous ne saurions trop vous conseiller la lecture du livre « La saga Suikoden: une étoile au firmament du J-RPG », paru chez Third Editions.
Cet ouvrage […] revient sur les coulisses de sa création, sur son univers et ses personnages, puis en décrypte ses plus grandes spécificités. L’auteur, Jonathan Remoiville, étudie notamment les choix de game design de la saga, sa direction artistique, son héritage, ou encore ses thématiques, qu’il s’agisse des conséquences tragiques de la guerre, du refus du manichéisme ou de la malléabilité du destin. Ce livre contient tout ce qu’il faut savoir pour admirer au mieux cette étoile au firmament du J-RPG.
Eiyuden Chronicle, l’héritage posthume
Ces dernières années, Yoshitaka Murayama a œuvré au sein du studio indépendant qu’il a fondé, Rabbit and Bear Studios, pour donner vie à un nouveau jeu que l’on peut qualifier de successeur spirituel à « Suikoden », intitulé « Eiyuden Chronicle: Hundred Heroes », et ce même si Murayama était réticent à ce que ses précédents travaux ou le mot « nostalgie » soient utilisé pour en parler. Il avait à cœur de créer quelque chose de nouveau. Le financement du projet fut couronné de succès par l’intermédiaire de la plateforme participative Kickstarter, dépassant toutes les attentes. Il a finalement récolté 4,541,481 $ auprès de 46,307 contributeurs, ce qui en fait le troisième jeu vidéo le plus financé de l’histoire de Kickstarter, derrière « Shenmue III » et « Bloodstained : Ritual of the Night ».
Murayama a toujours dit vouloir que « Eiyuden Chronicle: Hundred Heroes » puisse être terminé par tous, même si ce jeu sera la première expérience RPG pour son public. Cela ne signifie pas de rendre le jeu à un niveau de difficulté où les joueurs le terminent simplement en appuyant sur le bouton d’attaque, mais plutôt qu’il soit conçu de façon qu’au fil de la progression, de nouvelles possibilités nous soient offertes et à mesure que l’on s’habitue à elles, que nous réfléchissions à ce que l’on fait pendant que nous jouons.
En attendant la sortie officielle de « Hundred Heroes », un projet plus petit a d’abord vu le jour, se déroulant dans le même univers et préparant le lore du jeu. Il s’agit de « Eiyuden Chronicle: Rising », disponible sur tous les supports, y compris en version physique. Nous vous invitons naturellement à vous laisser guider par la curiosité, et qui sait, peut-être y aura t’il une belle découverte à la clé ? Ce double projet constitue l’ultime héritage de Yoshitaka Murayama, dont il ne pourra malheureusement pas voir l’envol. En guise d’au revoir à ce grand monsieur, c’est en pensant à lui et à toute l’équipe créative que nous arpenterons le chemin qu’ils ont tracé ensemble.
La tristesse de nos fans est partagée avec toute l’équipe. C’est très triste que Murayama ne soit plus parmi nous, mais nous avons discuté de beaucoup de choses avec lui. J’espère que nous pourrons perpétuer l’héritage de Murayama et je veux toujours chérir sa dernière œuvre. Peu importe la mauvaise humeur ou la santé de Murayama, il était toujours heureux et souriant dès qu’il voyait la joie et l’excitation de ses fans. Je sais qu’il vous aimait tous.
Junko Kawano, Osamu Komuta, Junichi Murakami (Rabbit & Bear Studios)